L’ouvrage de Fabien Théofilakis se présente sous la forme d’un livre dense, fort de 573 pages. Le texte, version remaniée de la thèse de l’auteur, s’accompagne d’un appareil critique considérable, de presque deux cents pages de notes, annexes, sources, index et bibliographie raisonnée, auxquelles il faut ajouter un cahier central d’illustrations et une cartographie soignée. Nul doute que cet opus s’adresse à un lectorat patient et spécialiste. On ne sort pas déçu de cette lecture.
L’auteur a mis en lumière la centralité d’un sujet qui pouvait sembler périphérique et délaissé lorsque l’on évoque la sortie de guerre des sociétés belligérantes durant la Seconde Guerre mondiale. Si le sujet n’était pas tabou en Allemagne, la réconciliation avec le voisin français et la focalisation sur les prisonniers en URSS avaient freiné les recherches. Depuis les années 1990, l’historiographie remet en cause les mythes nés après 1945, en France comme en Allemagne (p. 11-16). Par ailleurs, au cours de la dernière décennie, le caractère transnational de la captivité de guerre a suscité un intérêt important pour une histoire comparée[1]. Cette thèse s’inscrit dans ce renouveau. L’auteur y prouve la validité heuristique de l’étude exhaustive des prisonniers de guerre allemands (PGA) en mains françaises pour la connaissance des processus de démobilisation, de passage de l’état de guerre à l’état de paix, de la déprise de la guerre, chez les Français et les Allemands, ennemis de longue date
La méthode s’appuie sur l’exploitation de sources riches et variées : l’immersion de plusieurs années dans des fonds français allemands, américains, suisses complétée par des entretiens avec des témoins, anciens PGA, ont conduit l’historien à une familiarité lui permettant de présenter les phénomènes de démobilisation liés à la captivité de guerre, captivité de masse, dans toute sa complexité. Cette thèse illustre combien la prise en compte de l’ennemi vaincu, rendu prisonnier a répondu, en France et en Allemagne (puis en Zone française d’occupation (ZFO), à des objectifs, des principes et des modalités multiples et variés.
L’auteur emploie souvent l’expression d’« emboîtement d’échelles », plus usitée en géographie. Les sources consultées l’y autorisent. En effet, aucune échelle ne suffirait à elle seule à comprendre le « dispositif de captivité » et tous les aménagements qu’il doit subir entre 1944 et 1949.
L’échelle de l’individu, capturé puis captif, en camp, en kommando ou au travail, dans les champs, les usines, les mines de charbon, sur les terrains à déminer, irrigue quasiment chacun des douze chapitres, construisant une anthropologie historique du « corps prisonnier »[2]. L’auteur recueille les points de vue extérieurs (administration française, rapports de police, rapports d’inspection du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), échanges diplomatiques, enquêtes de la presse, correspondances des proches) et autobiographiques pour dresser un portrait fin du prisonnier, dans toutes ses variantes géographiques et ses variations temporelles. D’un camp de prisonniers de guerre (PG) à l’autre, mais peut-être plus d’une période à l’autre, de celle de la chute du IIIe Reich – durant laquelle Armées alliées, Forces françaises libres (FFL) et groupes Forces françaises de l’interieur (FFI) n’agissent pas de la même manière –, à celle de la transformation du PGA en Travailleur civil libre (TCL) à partir de 1947 ; de la capture (chap. 1) à la libération du PG et à son rapatriement (chap. 12). L’approche anthropologique est annoncée dans l’introduction (p. 23) lorsque l’auteur invite (par ses réserves mêmes quant à un « syndrome d’empathie », qui naît de l’entretien en face-à-face) à prendre en compte les témoignages des anciens captifs[3] (une soixantaine, dont seuls quatre ont été utilisés). Ils sont confrontés aux autres types de sources et servent, sans excès, « l’intrigue » (p. 565) qui conduit du vaincu capturé (humilié, dépouillé de ses biens) devenu PG anonymisé à son entrée en camp (immatriculé, son dossier est un « double administratif » qui achève sa dépersonnalisation), au PG au travail (qui éventuellement retrouve une conscience propre), enfin au PG libéré. L’auteur fait feu de tout bois pour dresser un portrait circonstancié du captif allemand en mains françaises : son corps souffrant (insuffisamment nourri, surtout s’il est inapte au travail, loqueteux, atteint par la vermine[4]), son corps sexué (dans de belles pages sur la sexualité du prisonnier en camp ou à l’extérieur), mais aussi son état d’esprit, ses attentes et ses espérances. Ainsi l’évasion n’est-elle pas perçue uniquement sous l’angle statistique ou administratif et politique (p. 206-213) : l’évadé réagirait moins aux conditions de captivité qu’aux perspectives perçues comme plus ou moins lointaines d’une libération. De la même manière, quand, à partir de 1947, le statut de TCL est mis en place, ceux qui l’endossent, outre les divers avantages accordés (le PGA qui optait pour ce statut était libre de se déplacer dans le département, pouvait transférer des fonds en Allemagne, bénéficier de congés, faire venir sa famille) sont séduits par la possibilité de déterminer leur date de libération puisque les contrats duraient un an (p. 317-329).
Le prisonnier allemand est un vaincu. Il appartient aux autorités françaises démocratiques de le lui faire sentir et de provoquer sa démobilisation culturelle, car du vaincu il faudra faire un voisin, mais d’abord un travailleur. La mise en camp ou en kommando de masses captives toujours plus importantes (le nombre des PGA en mains françaises est quasiment multiplié par huit entre février et novembre 1945 ; p. 81, pour atteindre 741 239 personnes), surtout avec les transferts massifs de PGA des mains alliées aux mains françaises, constitue l’objet principal des deux premiers chapitres. Les captures réalisées par les FFI dans une indépendance et un esprit de revanche qui a pu laisser libre cours au défoulement contre le vaincu (p. 58-63) conduisent les autorités militaires françaises à des rappels à l’ordre (dès l’automne 1944) : car si le prisonnier doit être traité avec rigueur, il en va de l’image de la France que de ne pas lui faire subir de traitements dégradants, de ne pas agir comme l’ennemi lui-même avait agi. La multiplication des camps sur tout le territoire (jusqu’à 120) répond à la fois à l’afflux de PG mais aussi aux nécessités de la reconstruction : car il est acquis que le PG doit participer à la reconstruction du pays, façon de réparer ce qu’il a causé. La logique disciplinaire, qui à bien des égards doit souffrir d’accommodements du fait même de la mise au travail, s’impose dans une improvisation et une situation de pénurie en tous genres : pénuries de biens (alimentation, habillement essentiellement, surtout durant l’hiver 1944-1945), pénurie de gardiens, au reste peu formés (pas plus de 40 000 contre 110 000 nécessaires, p. 196), défaillances des transports. Ces facteurs ne facilitent pas une prise en charge conforme à la Convention de Genève de 1929. Si la Direction générale des prisonniers de guerre de l’Axe (DGPG) est censée maîtriser dépôts et autres camps ou kommandos, la superposition des intervenants qu’ils soient ministériels (ministère du Travail, ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme – MRU –, Finances, Intérieur), régionaux (les inspections des commandants de dépôts dans les kommandos dépendants de leur ressort), enfin locaux (la majorité des PGA sont employés dans les campagnes), ne facilite pas l’application de normes humanitaires et disciplinaires communes[5]. Le PGA chez les civils répond à une nécessité économique mais, en bien des cas, sa présence est l’occasion de dérogations à l’ordre disciplinaire et son contrôle moins strict (p. 192-194) : les responsabilités qui incombent aux maires sont alors l’objet d’accommodements, de marchandages, voire de résistances lorsqu’il s’agit de surveiller cette main-d’œuvre particulière, de verser à l’État l’indemnité compensatrice[6] ou même de libérer le PGA qui a rendu service lorsque la main-d’œuvre manquait.
Au surplus, les contraintes internationales pèsent lourdement sur les décisions internes et les PGA en mains françaises sont un enjeu diplomatique fort, d’abord dans les relations entre GPRF et Reich (chap. 8), puis avec les Alliés, en particulier l’allié américain dont la politique européenne et notamment sa volonté de reconstruire l’Allemagne, donc de libérer rapidement les PGA, se heurte aux besoins économiques français (chap. 9). L’image internationale de la France[7] ne s’améliore finalement que lorsque le statut de TCL, « joker français », alternative au rapatriement général, signale l’alignement de la France sur les positions occidentales contre l’URSS, dans le cadre d’une guerre froide naissante (p. 450-456).
Le prisme des PGA en mains françaises permet à l’auteur de montrer avec finesse l’évolution des représentations de l’ennemi : que cet autre soit, du côté français, l’ancien vainqueur et occupant, à présent vaincu et captif ou, du côté allemand, celui qui vous a détenu ou a détenu un père, un fils, un mari. La déprise de la guerre, souhaitable et souhaitée, suit des processus variables, dans le temps et dans l’espace. Les comportements individuels des Français occupent un spectre large qui va de la volonté de vengeance (accompagnée de toutes les humiliations afférentes) à une attitude apaisée, voire amicale ou affectueuse, à l’égard du captif, lorsqu’il devient un familier, dans le cadre de l’économie rurale, en particulier. Cette « débrutalisation », si l’on peut oser ce néologisme, des rapports sociaux entre récents ennemis est démontrée par l’auteur grâce à la multiplication de sources : presse, correspondances privées, procès-verbaux de gendarmerie, etc. Il souligne qu’elle n’est pas linéaire. Côté allemand (chap. 10 et 11), la place du PGA apparaît comme un des éléments de la reconstruction d’une identité nationale. Ainsi, selon une chronologie inverse à l’amélioration des conditions d’existence des PGA en France, les correspondances adressées au CICR, notamment, insistent sur les mauvais traitements subis en France : se dessine alors une « communauté de souffrances », faisant de la société allemande (PGA compris) une victime du nazisme et de la guerre. Finalement, l’introduction du statut de TCL et le rapatriement des derniers PGA achèvent, en 1947-1948, de démobiliser la société allemande et de faire naître une image pacifiée de l’ancien ennemi français.
À guerre totale, histoire totale. Fabien Théofilakis a fait le choix exigeant de croiser toutes les sources (de l’intime à l’international) pour peindre un tableau très complet de la captivité et du captif allemand en mains françaises : du « labyrinthe » et de ses entrelacs, on sort finalement persuadé que son étude est une pierre pour une histoire internationale de la captivité en guerre mondiale.
[1] Citons pour la Première Guerre mondiale, Jochen Oltmer (dir.), Kriegsgefangene im Europa des Ersten Weltkriegs, Paderborn, Schöningh (Krieg in der Geschichte, 24), 2006 et Anne-Marie Pathé et Fabien Théofilakis (dir.), La captivité de guerre au XXe siècle. Des archives, des histoires, des mémoires, Paris, Armand Colin, 2012.
[2] De ce point de vue, il apporte une contribution qui poursuit les avancées proposées par la dernière partie du livre de Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXe siècle), Paris, Seuil, 2008.
[3] Le lecteur peut se reporter à un travail franco-allemand de journalistes qui propose quelques entretiens filmés : http://gefangenbefreit.eu/ [lien consulté le 1er septembre 2017].
[4] L’auteur montre que la période la plus critique s’ouvre à la fin de l’été 1945 : entre autres conditions de survie, l’alimentation est extrêmement faible, autour de 1 000 calories par jour (p. 88). C’est la mise au travail qui vaut aux prisonniers l’amélioration des rations alimentaires, ces dernières étant liées à la productivité souhaitée du PG employé à la reconstruction. L’auteur reprend le dossier devenu polémique dans les années 1990 de la mortalité en captivité pour parvenir (p. 96-99) à un taux de mortalité qui n’a rien de génocidaire (un peu plus de 4 %).
[5] Sans parler de l’organisation bipolaire, civile et militaire des Houillères, ou de celle du déminage au sein du MRU (p. 238-252). Les PGA mineurs et démineurs demeurent les plus mal lotis.
[6] Elle est la différence entre les salaires dus et les frais engagés par l’employeur pour l’entretien du prisonnier. La volonté de l’État de limiter, puis de supprimer les nombreuses exonérations consenties en raison des souffrances endurées durant la guerre (aux anciens PGF, déportés, à certaines zones comme la région de Dunkerque) rencontre de fortes oppositions (p. 312-313).
[7] Le rôle du CICR ou des Églises dans la mobilisation des opinions publiques en faveur d’une libération sinon précoce, du moins fixée, est analysé de façon minutieuse (en particulier p. 430-434).