L'article présente une enquête d'histoire orale, « Témoignages sur la guerre d'Algérie », conduite par l'historienne et politiste Odile Rudelle (...)
L'article présente une enquête d'histoire orale, « Témoignages sur la guerre d'Algérie », conduite par l'historienne et politiste Odile Rudelle entre 1977 et 1984. Le texte revient sur la fabrique de l'enquête (le contexte et les conditions de sa production), sur les usages historiens qui en ont été faits (les difficultés d'exploitation et les usages détournés) ainsi que sur la toute récente opération de numérisation de ces entretiens par les Archives d'histoire contemporaine du Centre d'histoire de Sciences Po, numérisation qui offre une importante visibilité et, qui sait?, une nouvelle vie à ce corpus.
Mots clés : guerre d'Algérie ; Michel Debré ; histoire politique, histoire orale ; méthodologie d'enquête.
The paper deals with an Oral History Project, “Testimonies on the Algerian War”, undertaken in the late 1970s-early 1980s by Odile Rudelle, a French historian and political science specialist who interviewed more than 30 French leaders on the Algerian War. The article describes the collection process (background, methodology & interviewing practices), highlights both the contributions to research and the difficulties of the analysis process, and gives examples of the uses (and reuses) of this interviews collection. The paper also presents the recent campaign of digitalization carried out by the Archives d’histoire contemporaine of Sciences Po to make the collection available on line for researchers.
Key words : Algerian War; Michel Debré; Politics History; Oral History; Qualitative Methodology.
Un immense merci à
En 2013, une opération de numérisation des « Témoignages sur la guerre d’Algérie [1] » conduite par les Archives d’histoire contemporaine (CHSP-FNSP) remet à l’honneur une entreprise de création de sources orales menée à partir de 1977 par
Ce texte introductif présente au grand public, non pas tant le contenu des entretiens réalisés auprès de trente-deux grands acteurs de la politique de la France en Algérie, que les modalités de cette entreprise originale de constitution d’un corpus de sources orales et les usages scientifiques qui en ont été faits. Il s’appuie sur un texte rédigé en 1981 par
De l’aveu même de la principale intéressée, cette enquête au long cours, qui se déploie durant sept ans – de 1977 à 1984 –, s’est improvisée, sans autre méthodologie ni armature théorique que l’expérience constituée au fil des entretiens. L’enquête est le fruit d’un hasard, à la croisée d’une demande extérieure et d’une hésitation dans un parcours de recherche : un haut fonctionnaire [4] , ayant servi les IIIe, IVe et Ve Républiques et officié plusieurs fois en Algérie, fait part de son souhait d’écrire un livre de souvenirs, enrichis de témoignages oraux ; une jeune chercheuse,
Diplômée d’études supérieures d’histoire en archéologie préhellénique de l’université de Caen, diplômée de l’IEP de Paris, formée par le Troisième cycle de la FNSP où elle entre en 1959 – et où « Jacques Attali la met sur la route du paradoxe de Condorcet et Raoul Girardet sur celle de l’histoire orale [6] » –,
Si le choix des interviewés s’est fait au « hasard des rencontres et des réseaux de confiance [14] », noué au gré des colloques historiques où, se présentant tantôt comme chercheuse CNRS tantôt FNSP (selon la tendance politique de ses interlocuteurs),
Comment expliquer la prise de parole de ces hommes de pouvoir et d’influence, décideurs de premier plan, si peu habitués à se confier, à se livrer ? L’entreprise d’histoire orale n’a été rendue possible que par le pacte de silence et la clause de confidentialité qui couvrent le contenu de l’entretien jusqu’à la mort du témoin [17] . Ces dirigeants – « et ceci vaut surtout pour la Cinquième République [18] » – sont des taiseux, unis par un code d’honneur, tenus par une solidarité de groupe et le souci de protéger la figure sacrée du général de Gaulle. Si le pacte du secret a débloqué la parole et permis la confidence,
Compte tenu de la « prétention » de questions trop abstraites, le premier entretien [21] s’est avéré un « fiasco ». Mais il servira de leçon à l’apprentie intervieweuse. Ainsi le principe d’un questionnaire préétabli avec des « questions abstraites [22] » sur « le parlementarisme rationalisé, l’émergence du pouvoir présidentiel, la restauration du suffrage universel ou le changement politique » – tout ce « langage professoral ou journalistique qui désorientait et désorganisait la mémoire [23] » – est abandonné, au profit d’un récit de vie, le plus simple possible, déroulant les étapes de la carrière, suivant la trame chronologique, qui se révèle un bien « meilleur fil conducteur ». La préparation des entretiens se résumera donc à une étude approfondie des itinéraires biographiques, adossée à une connaissance fine des archives Debré et à la lecture des derniers ouvrages parus. C’est ce biais qui permettra de « soulever l’écorce en espérant atteindre le moi profond [24] », en déjouant les pièges de la mise en scène ou de l’écran savant déployé par ces hommes de l’écrit qui, ayant parfois déjà rédigés leurs mémoires, vont se contenter de se citer eux-mêmes, « quand ce n’est pas l’émission de télévision de la veille qu’ils racontent [25] ».
Cette campagne a été également marquée par l’exigence de « qualité [26] ». L’interview n’est pas livré brut au regard du témoin et du chercheur, il fait d’abord l’objet d’une première transcription, artisanale, puis d’une opération de « nettoyage », de mise en écriture de la parole dite et de correction formelle et linguistique. C’est ce texte transcrit et réécrit qui est livré à la validation du témoin – acteur des ultimes corrections que la chercheuse qualifie de « marginales », même si elles vont toujours dans le sens de l’« euphémisme ». En raison de leur âge – et quelquefois au regret de leur entourage –, seuls deux témoins – Louis Joxe et Geoffroy de Courcel – refuseront de signer leurs témoignages. De ces opérations antérieures au nettoyage, nulle trace n’a été conservée : les bandes-son originales ont été perdues, voire même réutilisées ; la transcription première n’est pas parvenue jusqu’à nous ; rien ne permet de comparer le texte du dialogue originel et le texte retranscrit, ni d’évaluer le travail de normalisation et de déformation entrepris par la chercheuse et par les témoins. Seules des correspondances, échangées entre
Des nombreux entretiens avec ces trente-deux témoins, de son excursion inédite sur les sentiers de l’enquête orale,
Au fil des rencontres, la chercheuse acquiert « l’expérience politique » que ne lui ont donnée ni sa généalogie familiale et ni la connaissance de ce milieu très particulier qu’est « l’entourage de De Gaulle », connaissance qu’elle mettra à profit lors de ses nombreux travaux ultérieurs consacrés au gaullisme ou au mendésisme dans le cadre de
Elle y découvre également « les conditions de l’action politique » dont elle retient la « dialectique du savoir et de l’ignorance », la « résistance des échelons inférieurs avec la fameuse impuissance des puissants », et enfin, peut-être le plus important, la « relativité du temps [29] ». Explorant les voies labyrinthiques de la prise de décision politique et militaire, elle prend conscience du poids de l’ignorance où se prennent les décisions ; elle perçoit la résistance du tissu social comme de l’appareil administratif et bureaucratique devant la décision politique – conclusion jugée « peu originale [30] » qu’elle rapproche des travaux de Michel Crozier exposés dans son livre sur le Phénomène bureaucratique. Surtout, elle met au jour les jeux de temporalité et de mémoire en un temps où la notion si féconde de « régime d’historicité [31] » n’était pas encore banalisée, alors qu’elle lui semble fondamentale pour expliquer les malentendus qui ont entouré la tragédie de la guerre d’Algérie « qui emporta tout ce personnel courageux, sélectionné par la Résistance [32] ». Revécu par les témoins, le récit chronologique se dissout dans l’événement d’une temporalité propre, qui se révèlera adéquate (général Gambiez lors du putsch) ou non (André Jacomet lors du discours sur la République algérienne). Quant aux décisions, elles font le plus souvent référence à des événements passés (ici principalement Vichy et la Résistance) avec leurs réminiscences mémorielles et morales qui prédéterminent les prises de position des acteurs (prescription des parents ou de l’instituteur ; réflexes liés à l’expérience antérieure).
Enfin,
Étrange paradoxe que celle d’une histoire orale étouffant la parole de la chercheuse et la réduisant au silence !
Impasse professionnelle et humaine d’abord. Devenue confidente de « ce qu’ils n’ont jamais dit à personne [35] »,
Impasse scientifique et intellectuelle surtout car « le propos scientifique ne se justifiait plus ». L’histoire orale n’a pas fourni les réponses qu’espérait la chercheuse, partie à la recherche des sources de la crise de la tradition républicaine, de ce que, trente ans plus tard, elle appellera l’exténuation du modèle républicain. Pour continuer à essayer de comprendre, il lui faudra « quitter l’émotion de l’oral et revenir vers l’écrit où se cache le raisonnement implicite, la source des décisions [38] ». Et la découverte – ou le retour – aux archives de Michel Debré, Pierre Racine, René Brouillet, Bernard Tricot et d’autres permettront de remettre de la distance et de se réapproprier la posture scientifique mise à mal par l’émotion de l’histoire orale.
D’autant qu’
C’est donc sans remord et avec curiosité qu’
Après quelques difficultés de mise en œuvre, la numérisation des témoignages recueillis par
En novembre 2010, une note sur « la numérisation d’archives [42] », rédigée par la responsable des Archives d’histoire contemporaine, proposait une numérisation sélective plutôt que systématique. Parmi les corpus bien distincts identifiés, le comité scientifique des Archives d’histoire contemporaine choisit alors de commencer par les témoignages recueillis par
Une équipe a alors rassemblé de nombreux « acteurs » internes et externes. En interne, le Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP) a été le commanditaire et le pilote du projet [43] et s’est appuyé sur les ressources disponibles à Sciences Po en mobilisant l’expertise de la direction des systèmes d’information (DSI) [44] et de l’équipe de BeQuali du Centre de données socio-politiques (CDSP), spécialisée dans la revisite des enquêtes qualitatives produites en sciences sociales [45] et chargée de contextualiser la fabrication de l’enquête et de réaliser des outils d'exploration des textes. Il a également été fait appel à deux prestataires externes : une société de numérisation, Archimaine [46] , obéissant à la politique générale de Sciences Po d’externalisation des projets de numérisation, et le studio de création multimédia « Cellules », pour la création d’une interface web consacrée à la mise en ligne de ces témoignages numérisés.
Lors d’une première réunion, le 2 mars 2011, un calendrier des différentes étapes de la numérisation a été mis au point : rédaction d’un cahier des charges, choix d’un prestataire, validations diverses, établissement d’un lien avec le site, etc. Le cahier des charges a été rédigé en mai, après beaucoup d’échanges, et validé en juin : il y aurait 2 459 pages à numériser. Il était prévu des prestations de numérisation et d’« océrisation [47] », la constitution de métadonnées. Un calendrier prévisionnel était également fixé [48] .
Parallèlement, l’équipe consultait régulièrement les chercheurs du CHSP pour analyser leurs attentes et leurs besoins et organiser un groupe de réflexion en matière de numérisation. Le Professeur Maurice Vaïsse, bien informé en matière de numérisation, servit de référent tout au long du projet. La difficulté fut de trouver un équilibre entre les vœux les plus fous émis par les historiens – portant principalement sur la qualité de l’interrogation textuelle – et les réalisations techniques forcément limitées par des contraintes de calendrier, de règles juridiques et de coût financier.
Cette réflexion ne trouvant pas de solution avec les moyens informatiques du CHSP, il était décidé de se rapprocher de l’équipe BeQuali [49] , au sein du CDSP de Sciences Po. Il était demandé à cette équipe de se pencher sur la fabrication de l’enquête et la réalisation des outils d'exploration des textes. À l’automne 2012, une démonstration des systèmes développés par BeQuali mit au jour l’inadéquation relative de quelques-uns des objectifs proposés par les chercheurs, dont les attentes s’étaient progressivement et parallèlement précisées, avec des contraintes imposées par la volonté d’aboutir désormais dans des délais brefs. La Direction des systèmes d’information de Sciences Po fut alors amenée à piloter directement le développement du projet.
Autre souci, les témoignages ne pouvaient être mis en ligne en accès direct pour des raisons juridiques [50] , la DSI a alors proposé de mettre au point une procédure de mise en ligne spécifique, après validation de la demande de consultation par le CHSP, en recourant à l’intervention du studio multimédia « Cellules ».
C’est la solution ainsi définie qui est aujourd’hui opérationnelle et qui représente donc une première étape. Une deuxième étape va désormais se poursuivre avec la numérisation d’autres corpus de textes, comme – par exemple – le cours inédit de Cournot conservé dans le fonds Gabriel Tarde, le texte intitulé « la révolution sociale » de Lucien Herr, la sténographie intégrale du Procès de Riom dans le fonds Génébrier, ou encore les discours de Maurice Couve de Murville, ministre des Affaires étrangères.
Pour citer cet article : Dominique Parcollet, Marie Scot, « "Témoignages sur la guerre d’Algérie". Histoire d’une enquête », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 20, mai-août 2013 [en ligne, www.histoire-politique.fr]
[1] Pour la fiche détaillée, voir : http://chsp.sciences-po.fr/fond-archive/temoignages-sur-la-guerre-dalgerie-recueillis-par-odile-rudelle.
[2]
[3] Entretien
[4]
[5] Devenu ministre de la Défense nationale, Michel Debré, qui avait commandité l’entreprise sans intervenir, trouva que le moment (1972) était inopportun pour publier ses discours. Ce manuscrit a été déposé aux Archives d’histoire contemporaine de Sciences Po tandis que la thèse d’
[6] Entretien
[7]
[8]
[9]
[10] Au sens que François Furet donnait à « penser la Révolution » i.e. un évènement de la continuité française, dénué de tout privilège d’avènement.
[11] Titre d’un article de Michel Debré publié en 1943 par la Revue du Comité général d’études, créée par Jean Moulin et dirigée par Marc Bloch.
[12] Entretien
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15]
[16] Titre du livre prévu, Trois Républiques pour une mémoire, Albin Michel.
[17] Le matériel recueilli est assimilé à une archive, obtenant un « statut d’archives, soumis aux règles ordinaires de conservation : l’interviewé signe une lettre de donation à la FNSP mais en reste propriétaire jusqu’à sa mort. À cette date, la consultation se fait sous la responsabilité scientifique de la FNSP ».
[18] Entretien
[19] Ibid.
[20] Léon Delbecque parle afin que ses enfants sachent la vérité, en particulier quant à son rôle en mai 1958.
[21] Selon
[22]
[23] Entretien
[24] Ibid.
[25] Entretien
[26]
[27] Ibid.
[28]
[29]
[30] Entretien
[31]
[32] Entretien
[33] Jules Ferry, Rapport parlementaire, Le gouvernement de l’Algérie, Sénat, Doc.Parl, séance du 27 octobre 1892. Voir également Charles-Robert Ageron, « Jules Ferry et la question algérienne en 1892 (d'après quelques inédits) », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 10-2, 1963, p. 127-146.
[34]
[35] Entretien
[36] Ibid.
[37] Ibid.
[38]
[39] Publication de sa thèse, La République absolue : aux origines de l’instabilité constitutionnelle de la France républicaine, 1870-1889, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, rééd. 1986, et nombreux comptes rendus pour la Revue française de science politique, autant de jalons pour « l’allongement de son regard » : Sieyès, Cambacerès, Tocqueville, etc.
[40]
[41]
[42] Note pour la numérisation d’archives des Archives d’histoire contemporaine rédigée par Dominique Parcollet pour le comité scientifique des Archives d’histoire contemporaine du 3 novembre 2010.
[43] La secrétaire générale (
[44] Chef de projet, Christophe Charrier.
[45] Le Centre de données socio-politiques de Sciences Po (UMS 828 CNRS-Sciences Po) se consacre à l’exploitation des données quantitatives et qualitatives d’enquêtes et analyse les données du web.
[46] Choisi du fait de son expérience de numérisation pour les Archives départementales de la Mayenne.
[47] L’océrisation consiste à transformer automatiquement un fichier contenant l’image d’un document en fichier texte, grâce à un logiciel OCR (sigle anglais pour Optical Character Recognition : reconnaissance optique de caractères).
[48] Cahier des charges « numérisation des témoignages d’Algérie », 4401-FNSP-DSI-CDC-001-002 DOC
[49] L’équipe BeQuali (composée de Anne Both, Sarah Cadorel et
[50] Les règles de consultation des témoignages dépendent des conditions établies lors du contrat entre la FNSP et le témoin. Ce contrat indique que, du vivant du témoin, la consultation du témoignage sera soumise à son autorisation, puis – après sa mort – soumise à l’autorisation de la FNSP (les 32 témoins sont décédés aujourd’hui), aussi parle-t-on de contrat « post-mortem ». De plus il est stipulé que ces témoignages ne seront consultés qu’à des fins scientifiques.
Dominique Parcollet est responsable des Archives d’histoire contemporaine du Centre d’histoire de Sciences Po.
Marie Scot est PRAG à Sciences Po, chargée de mission auprès de la Direction scientifique. Elle travaille sur l'histoire de l'enseignement supérieur et sur l'histoire des sciences sociales (La London School of Economics. Internationalisation universitaire et circulation des savoirs en sciences sociales 1895-2000. PUF, Paris)