Le second XXe siècle français aura été marqué par la double émancipation des femmes et des jeunes, perçus comme de nouveaux acteurs collectifs de la vie politique, culturelle, sociale. Comme métonymie symbolique, ils et elles font aussi régulièrement l’objet de discours politiques, fréquemment alarmistes, traduisant certaines inquiétudes sociales. Or, leur source d’inspiration se révèle souvent d’origine savante, qu’elle puise aux sciences humaines et sociales, au droit, à la médecine, à la théologie… À cet égard, la figure de l’expert apparaît centrale. Porteur de discours autorisés dont la scientificité garantit la légitimité, il se place à l’interface entre son sujet d’étude et les pouvoirs publics. Il contribue par là même, tout à la fois à l’officialisation de ces thématiques dans le champ politique et à une confrontation, dans la concurrence des compétences. L’enjeu n’est rien moins que la reconnaissance officielle de positions scientifiques. C’est dès lors à un rôle social et politique spécifique que l’expert aspire.
L’âge, le genre et le sexe sont donc l’objet d’une étroite articulation entre savoir et pouvoir, au prisme de ce que Michel Foucault a dénommé « biopolitique [1] ». C’est dans cette optique que nous entendons inscrire ce dossier. Ses différents contributeurs s’attachent à repérer les liens nouant les démonstrations savantes et les politiques publiques, à propos des jeunes et en fonction de leur sexe. Ils et elles s’efforcent notamment d’identifier des figures pionnières reconnues pour leur expertise dans ce domaine. L’ensemble se penche sur les finalités dont se dotent ces discours : évaluation, protection, prévention, autonomie… Il s’agit par là de mesurer les effets de ces expertises sur les politiques publiques. Le « rapport d’expertise » est ainsi considéré comme une source et un objet d’études à part entière.
Une telle approche suppose d’évaluer les usages sociaux des disciplines, leur médiatisation et leur diffusion dans le corps social, tout particulièrement par le biais de leurs traductions politiques : en prenant le genre et/ou la jeunesse pour objet, les disciplines concernées répondent-elles à une demande sociale ? En s’instaurant parfois médiatrices, préservent-elles pour autant leur autonomie professionnelle et scientifique ? En endossant le rôle d’expertes, se font-elles sciences d’intervention ?
Ce dossier a été conçu de manière interdisciplinaire, même si c’est en historiennes que nous l’avons imaginé. Au vu du sujet, le recours au droit, à la science politique, à la sociologie, aux sciences du psychisme, s’imposait. Tous les textes présentés ici n’ont pas, de ce fait, exactement le même statut : aux mises en perspective historiques font écho les réflexions de chercheur-se-s- venu-e-s d’autres disciplines et fréquemment sollicité-e-s pour se faire experts. L’expertise émousse-t-elle la science ou l’aiguise-t-elle au contraire ? Les réponses parfois divergentes et toujours complexes avancées ici incitent quoi qu’il en soit à poursuivre cette histoire forcément inachevée et au goût prononcé de réflexivité.
[1] La biopolitique est la politique qui prend les corps pour support et pour cible. La notion apparaît dans les textes « La naissance de la médecine sociale » et « L'incorporation de l'hôpital dans la technologie moderne », publiés dans Michel Foucault, Dits et écrits, t. 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 207-228 et p. 508-521. Elle sera davantage théorisée dans le cours prononcé au Collège de France : Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au collège de France 1978-1979, Paris, Gallimard-Seuil, coll. « Hautes Études », 2004.
Ludivine Bantigny, ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée et docteur en histoire, est maître de conférences à l’université de Rouen et chercheuse au Centre d’histoire de Sciences Po. Elle travaille sur la jeunesse comme enjeu social et politique, sur la socialisation et les formes de transmission générationnelle. Elle a récemment publié Le plus bel âge ? Jeunes et jeunesse en France de l’aube des Trente Glorieuses à la guerre d’Algérie (Fayard, 2007) et, en codirection avec Ivan Jablonka, Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France XIXe-XXe siècle (PUF, 2009). Ses recherches en cours portent sur le rapport au temps et les régimes d’historicité dans la vie politique française durant les « années 1968 ».
Christine BardChristine Bard est professeure d'histoire contemporaine à l'université d'Angers, membre du CERHIO-HIRES et membre du Centre d'histoire de Sciences Po. Elle travaille sur l'histoire du féminisme : Les Filles de Marianne. Histoire des féminismes 1914-1940 (Paris, Fayard, 1995) ; direction de Madeleine Pelletier (1874-1939). Logique et infortunes d'un combat pour l'égalité (Paris, Côté-femmes, 1992) - et s'est aussi intéressée à l'antiféminisme - direction d'Un siècle d'antiféminisme (Paris, Fayard, 1999). Depuis 2000, elle préside l'association Archives du féminisme (http://www.archivesdufeminisme.fr/) et vient de publier, avec Annie Metz et Valérie Neveu, le Guide des sources de l'histoire du féminisme (Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection « Archives du féminisme », 2006) et, avec Janine Mossuz-Lavau, Le Planning familial. Histoire et mémoire 1956-2006 (Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection « Archives du féminisme », 2007).
Elle a élargi son champ de recherche à l'histoire politique, culturelle et sociale des femmes en France au XXe siècle : Les Garçonnes. Modes et fantasmes des Années folles (Paris, Flammarion, 1998) ; Les Femmes dans la société française au XXe siècle (Paris, Armand Colin, 2001, traduit en allemand, 2008). Elle a dirigé plusieurs ouvrages collectifs : Femmes travesties. Un mauvais genre (Clio, n°10, 1999, avec Nicole Pellegrin) ; ProstituéEs (Clio, n°17, 2003, avec Christelle Taraud) ; Le Genre des territoires (Angers, Presses de l'université d'Angers, 2004) ; Quand les femmes s'en mêlent. Genre et pouvoir, avec Christian Baudelot et Janine Mossuz-Lavau (Paris, La Martinière, 2004).
Elle coordonne Musea, musée virtuel dédié à l'analyse des représentations des genres (http://musea.univ-angers.fr/) et prépare actuellement une Histoire politique du pantalon.
Claire BlandinClaire Blandin est maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paris Est Créteil et chercheure au Centre d’histoire de Sciences Po où elle coordonne le groupe de travail sur la presse magazine. Elle est également secrétaire de rédaction de