L'ouvrage donne la parole à des historiens qui, sans être tous spécialistes de la presse, trouvent dans Le Figaro un objet de choix. Ainsi, il est d'abord étudié comme la vitrine de la vie mondaine et boulevardière, tant il est vrai qu’à travers lui se met en scène « le micro milieu du Tout-Paris littéraire, dont Le Figaro est la forme papier » (p. 118). Des rubriques délaissées par les historiens des médias (carnet mondain, nécrologie) se révèlent précieuses pour l'étude des pratiques et des sociabilités du beau monde parisien. L’article de Myriam Chimènes révèle ainsi par quels moyens (édition de partitions, organisation de concerts) le journal alimente et exploite la passion de ses lecteurs pour la musique. Chaque étude de cas – autour d’une rubrique, d’un journaliste – ouvre des perspectives sur l'univers social, politique et culturel dans lequel évolue Le Figaro. L'ouvrage propose donc un exemple de ce que pourrait être l'histoire de la « civilisation du journal » que des historiens comme Dominique Kalifa et Alain Vaillant appellent de leurs vœux [2] , et qui doit montrer, notamment, comment les différents groupes sociaux ont négocié leur rencontre avec le journal et comment il contribue, en même temps, à façonner, à modeler et à instituer ces différents groupes. Derrière l’étude d’un grand titre, dans toutes ses dimensions (matérielles, économiques, politiques bien sûr) se profile ainsi, dans la plupart des contributions, un vaste champ d’histoire sociale et culturelle qui va bien au-delà de l’histoire de la presse.
La notion de conservatisme constitue, de manière attendue, un fil rouge de l'histoire du Figaro, mais elle apparaît au final très nuancée. À maints égards, le journal est souvent à l'image de l'un de ses directeurs, François Coty : à la fois socialement conservateur et innovant dans les formes. Tout en gardant une mise en page traditionnelle, il adopte progressivement les genres nouveaux – reportage, puis rubrique « TSF » ou « sports », ou les techniques modernes d'autopromotion. Son conservatisme littéraire et son souci de haute tenue coexistent avec la frivolité des propos mondains, la polyphonie et la complexité des partis pris esthétiques (ainsi, sur l'œuvre de Zola ou le théâtre du XXe siècle). C’est que la diversité des collaborateurs du journal rend caduque l’idée trop monolithique de « ligne éditoriale ». Les nombreux – et souvent savoureux – articles sur le XIXe siècle ressuscitent ainsi ce temps où Le Figaro ne servait qu’à contrecœur de la politique, « cette chose fastidieuse quand elle ne tombe pas dans l’odieux » (d’après le chroniqueur Francis Magnard, en 1894, cité p. 215). En conséquence, l'identité même du journal – de la feuille d’échos mondains au grand journal d’information – se révèle complexe, voire problématique. La notion d' « identité médiatique » (Benoît Lenoble), définie par une périodicité, un ton, un rubricage autant que par une insaisissable ligne éditoriale, s’avère une piste de réflexion féconde.
Les perspectives de recherche sur un sujet si connu en apparence, et en réalité si riche, sont loin d'être saturées. On regrette ainsi l'absence de comparaison avec les concurrents du Figaro : les évolutions qu'il connaît se trouveraient éclairées en étant mieux replacées dans un contexte médiatique (et intermédiatique). Par ailleurs, l'état de conservation des archives entraîne une focalisation sur les patrons emblématiques (Villemessant, Coty, Brisson...) et les grandes plumes du journal. L'identification totale de la destinée du Figaro à celles de ses directeurs n'est-elle pas surestimée par leurs écrits et souvenirs, participant à l’oubli d’autres acteurs plus modestes ? La multiplication des études sur les grandes plumes suffit pourtant déjà à suggérer à quel point le journal est une entreprise collective, le produit de multiples interactions, certainement minimisées dans les mémoires des grands noms qui constituent l'essentiel de la documentation disponible.
L'autre divinité qui préside aux destinées du journal, invoquée dans tous les articles sans être l'objet exclusif d'aucun, est bien le lectorat du Figaro. Plusieurs intervenants soulignent le flair des directeurs, leur réactivité, leur capacité à répondre au goût de la clientèle, (« chacun admirant l'autre pour sa capacité à séduire le public à deviner ce qui va lui plaire », p. 138) et, exceptionnellement, les erreurs qui leur font perdre « leur » public. On aimerait donc en savoir plus sur les indices qui guident les journalistes (courrier des lecteurs ? conversations mondaines ? observation des concurrents ? ...). La connivence culturelle avec le public semble la clé du succès du journal, mais l'identité et les caractéristiques du lecteur du Figaro semblent parfois un peu rapidement inférées du contenu des articles, alors que sa physionomie a dû considérablement évoluer. Sans parler du fait qu'avec des tirages qui ont atteint les 400 000 exemplaires, le public ne saurait être totalement homogène.
Ces réserves, on l’aura compris, sont essentiellement liées aux lacunes des archives, et les auteurs ont, dans l’ensemble, su faire preuve de curiosité et d’inventivité pour renouveler les problématiques de l’histoire de la presse, et pour en faire une véritable histoire totale. Puisse cet ouvrage inspirer d’autres monographies : ce n’est pas le moindre mérite de Claire Blandin, spécialiste en « figarologie », de nous avoir montré ici que l’étude d’un titre gagne à ne pas rester le monopole d’un seul chercheur.
1] Le Figaro, deux siècles d’histoire, Paris, Armand Colin, 2007 et Le Figaro littéraire. Vie d'un hebdomadaire politique et culturel (1946-1971), Paris, Nouveau monde éditions, 2010.
2] Cf. Dominique Kalifa, Alain Vaillant, « Pour une histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle », Le Temps des médias, n° 2, 2004, p. 197-214.