L’auteur indique immédiatement l’essentiel de sa problématique avant de la développer en détail : « L’hostilité envers un adversaire armé et une communauté politique que l’on a combattue ne s’éteint que lentement. La pacification des sociétés et la réconciliation entre individus ne succèdent pas forcément au règlement politique des conflits. Le combattant qui a exercé ou subi la violence a expérimenté cette confrontation directe avec l’ennemi. À quelles conditions peut-il être amené à renoncer à son ennemi, à comprendre les raisons de son ancien adversaire, à le considérer comme un égal, à entretenir des relations cordiales ou amicales, et/ou à développer avec lui une nouvelle relation sur la base d’intérêts partagés [1] ? » Poser ainsi le problème, c’est constater que les deux cas envisagés se trouvent aux antipodes. En effet, si l’Afrique du Sud semble, à première vue, offrir un exemple de résolution positive du conflit entre colonisateurs et colonisés, à savoir la Commission « Vérité et réconciliation » (CVR) instituée par le président Nelson Mandela et présidée par l’archevêque du Cap Mgr Desmond Tutu, l’Algérie présente le cas le plus évident de problème non résolu, si l’on ne tient pas seulement compte de l’achèvement du conflit franco-algérien par l’aboutissement de la négociation d’Évian il y a un demi-siècle, mais aussi de la persistance de mémoires irréconciliées chez les anciens acteurs de ce conflit séparés par la Méditerranée.
Ainsi, l’auteur articule sa réflexion en quatre parties qui creusent de plus en plus profondément le sujet. La première (« Sorties de conflit et (re)fondation de l’ordre politique ») caractérise les attitudes des pays concernés : « L’Afrique du Sud : ménager les perdants » ; « L’Algérie : la victoire contre le colonialisme » ; « La France et la guerre d’Algérie : l’oubli ou l’affrontement perpétuel ? ». La deuxième (« Les ex-combattants et la nation ») met en évidence les particularités de chaque groupe. D’abord les anciens ennemis qui cohabitent en Afrique du Sud (« Les ex-combattants sud-africains : les contraintes de la réconciliation et la loi du marché ») ; puis ceux de la guerre d’Algérie géographiquement séparés (« Les ex-combattants du FLN : la rente éternelle de la “famille révolutionnaire” », et « Les ex-combattants de l’OAS : de l’exil à la sur-intégration »). La troisième partie plonge dans les profondeurs des « récits de guerre et imaginaires de la violence », en trois étapes qui présentent d’abord les « discours collectifs » de chaque groupe, puis analysent les manières de « perpétrer la violence », et « l’épreuve intime de la torture ». Enfin la quatrième partie présente « les exigences de justice et de reconnaissance », d’abord en opposant les deux attitudes (« offrir le pardon/exiger des excuses ») qui caractérisent respectivement l’Afrique du Sud et l’Algérie par rapport à la France, puis en recherchant les moyens de « s’extraire de la domination ».
La conclusion est brève [2] , mais particulièrement dense, et elle prouve l’efficacité de l’enquête menée par Laetitia Bucaille, qui lui évite de verser dans les fossés de l’idéalisme. Si elle constate bien que « la comparaison entre l’Afrique du Sud post-Apartheid et l’Algérie indépendante permet d’identifier des modèles distincts, le premier articulé autour du pardon, le second misant sur la rancœur [3] », elle n’est pas dupe de chacun de ces modèles. D’une part, elle évite d’idéaliser la solution sud-africaine, en montrant non seulement que les principaux responsables des deux camps ont refusé de se soumettre à la procédure proposée par
On voit que le livre de Laetitia Bucaille mérite d’être lu parce qu’il va droit à l’essentiel. On peut seulement regretter qu’il ne situe pas la comparaison entre les cas algérien et sud-africain dans un cadre plus large, celui des lois pénales et mémorielles qui se multiplient depuis quelques années dans le monde entier. Cette évolution de plus en plus rapide est marquée par trois grands faits : le déclin des lois d’amnistie, la multiplication des tribunaux pénaux internationaux, et enfin l’apparition d’une formule alternative dont
L’amnistie-amnésie, qui avait longtemps été dans notre pays le moyen d’effacer la mémoire des conflits passés pour permettre à la vie politique de prendre un nouveau départ avec la participation de tous les citoyens, même ceux qui avaient été l’objet de condamnations pour des actes à motivation politique, est aujourd’hui de moins en moins comprise et admise, comme le montre bien la thèse de Stéphane Gacon, L’amnistie, de la Commune à la guerre d’Algérie [7] .
Au contraire, les tribunaux pénaux internationaux, dont les prototypes furent le tribunal interallié de Nuremberg (1946) et celui de Tokyo (1946-1948), ont fini par se multiplier à partir de la fin de la guerre froide (en ex-Yougoslavie, Rwanda, Sierra Leone, Cambodge…), et il existe depuis 2002 une Cour pénale internationale siégeant à
Mais la commission sud-africaine Vérité et Réconciliation, qui siégea de 1996 à 1998, a montré une troisième voie, en proposant l’amnistie aux accusés qui s’engageraient à dire toute la vérité sur les faits qui leur étaient reprochés, et cela quel que soit leur camp, celui des vaincus ou celui des vainqueurs. Même si les principaux chefs politiques des deux camps ont refusé d’y participer, ce qui laisse en suspens l’éventualité de poursuites judiciaires contre eux, elle a réalisé une œuvre utile, comme le reconnaît Laetitia Bucaille : « En Afrique du Sud, la création de
[1] Laetitia Bucaille, Le pardon sans
[2] Ibid., p. 83-387.
[3] Ibid., p. 386.
[4] Voir Le Monde, 31 octobre 1998, p. 2 : “L’Afrique du Sud affronte la vérité de l’apartheid. Les conclusions de
[5] Laetitia Bucaille, op. cit., p. 384-385.
[6] Laetitia Bucaille, op. cit., p. 387.
[7] Stéphane Gacon, L’amnistie, de la Commune à la guerre d’Algérie, Paris, Éditions du Seuil, 2002, 428 p.
[8] Laetitia Bucaille, op. cit., p. 383-384.