Inscrire la lutte contre le racisme dans la loi, l’imposer en tant que valeur politique et sociale, tel a été l’objet de la première organisation antiraciste française fondée à la fin des années vingt : la Ligue internationale contre l'antisémitisme (LICA), actuelle LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme). En mars 2013, la Ligue tient son 47e congrès national et demande au Premier ministre de faire de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme la grande cause nationale de l’année 2014. L’inscription dans la durée de la mobilisation et de la militance de la LICRA, 1929-2013, montre pour le moins que le projet moral défendu, s’il a été entendu par les institutions, reste un objectif partiellement atteint face à un racisme évolutif et résurgent en temps de crise. Si d’aucuns ont entrepris d’historiciser les racismes dans le siècle écoulé, sujet complexe, une histoire de l’antiracisme, non moins délicate, restait à faire. C’est l’objet de la thèse d’Emmanuel Debono publiée aux Éditions du CNRS. Par le dépouillement exhaustif et critique de fonds inédits d'archives publiques et privées – dont les archives de la LICA rapatriées de Moscou au début des années 2000 –, l’historien retrace l’histoire de l’organisation, des origines à sa dissolution en 1940. L’ouvrage va bien au-delà et l’apport est double : l’étude de la LICA porte en elle celle de l’invention de l’antiracisme militant dans une France républicaine où les droits de l’Homme et du citoyen sont les devises de la nation mais où la liberté d’expression autorise le discours raciste ; elle éclaire la question majeure de l’antisémitisme dans l’entre-deux-guerres.
Le livre traite simultanément plusieurs objets. Le premier est relatif à l’histoire même de l’organisation, son objet, ses objectifs, sa matrice idéologique, ses modes d’action, et ses résultats. L’auteur circonscrit son évolution et ses adaptations, les combats menés, tout en soulignant les faiblesses et les contradictions du mouvement. Il analyse dans le même temps la complexité des rapports noués par la LICA avec les autorités et la société civile. Il met en lumière les postures des pouvoirs publics, des élites politiques et intellectuelles et des associations juives, face aux démonstrations de haine en métropole comme en Afrique du Nord, ainsi que la dynamique des groupements extrémistes. Mais surtout, l’ouvrage plonge le lecteur dans la France de l’entre-deux-guerres et lui fait vivre au jour le jour la montée de l’antisémitisme. Le travail minutieux de l’historien permet d’exhumer ses manifestations concrètes et ses expressions plurielles dans les différentes strates de la société, d’examiner les perceptions et les réceptions du phénomène, de constater la banalisation des faits et leur minoration par les pouvoirs publics.
Résister pour restaurer la dignité des Juifs, tel est le postulat fondateur de
La LICA adopte une dynamique militante propre aux ligues : résister, aider, alerter, se défendre, contre-attaquer. Elle se dote durant la décennie de méthodes et de moyens d'actions renouvelés. Véritable vigie et agence de recensement des actes, manifestations et propagande antisémites, elle informe, médiatise les faits et saisit les autorités. Face à l’afflux constant des réfugiés, elle apporte une aide caritative puis une assistance administrative et juridique et s’efforce de faire évoluer la législation sur leur statut. Après la crise des Sudètes, elle propose un contrat d’engagement à servir
L’enchaînement des événements internationaux, le manque de clairvoyance des élites nationales, la nature même de la cause défendue, la nécessité d’élargir son assise militante et d’accuser une réception plus large de l’antiracisme, ont engagé les cadres de la LICA à politiser son combat, par-delà les sensibilités, origines et appartenances de chacun, non sans tensions internes. En dépit de son apolitisme affiché, la LICA se situe, de fait, dans un espace politico-associatif de gauche. Postulant pour une action transversale et conjointe par-delà les chapelles, elle s’engage dans la lutte contre le fascisme et s’implique au sein des coalitions de gauche. Elle participe à la constitution du Front populaire auquel elle apporte un soutien sans faille. Par les alliances nouées, son président cherche à populariser la lutte contre le racisme et à l’inscrire dans les programmes des politiques. L’intervention d’orateurs politiques dans ses meetings cautionne
Pour prévenir les violences antisémites et définir des cadres juridiques, la LICA a dû et su construire des liens avec les autorités françaises, les élus et les hauts représentants de l’État. Force de propositions, elle devient une « organisation écoutée » grâce à un véritable travail de lobbying. Convaincue que l’antiracisme ne pourra devenir une valeur ancrée dans les mentalités et dans la durée que par son inscription dans la loi, la LICA œuvre assidûment à son institutionnalisation. L’antiracisme ne parvient cependant pas à s’imposer en tant que valeur politique. Le travail méthodique de signalements de la Ligue n’est certes pas étranger à la loi sur la dissolution des ligues, milices et groupes de combat. Mais le non-aboutissement du projet Blum-Viollette sur les volets social et économique et le statut politique de l’élite musulmane pour lequel la LICA s’était engagée à rassembler les divers groupements d’Afrique du Nord, nuit au processus de pacification et à la crédibilité de l’organisation. Les décrets-lois Marchandeau du 21 avril 1939 sont avant tout promulgués pour des raisons liées au maintien de l’ordre et à l’unité nationale. Si la répression de la propagande étrangère se double de celle de la haine raciale, la non-application de ce deuxième point du texte rend inconsistante la loi.
La plus-value de l’ouvrage tient dans la capacité de l’historien à circonscrire l’emprise sociale de l’antisémitisme dans la société française et coloniale des années trente. Par la recension et le récit de ses manifestations quotidiennes analysées dans une chronologie fine des évènements, il montre la dilatation du phénomène antisémite, moins religieux que xénophobe, et porté à son paroxysme à la fin des années trente. Le phénomène est certes lu à la loupe grossissante de la LICA, mais l’auteur a croisé les sources et diversifié les angles d’approche. Il relève la pluralité des discours et des actes. L’antisémitisme ne peut être lu au seul prisme de l’extrémisme minoritaire qui joue cependant le rôle de passeur et confère une forme de légitimité aux discours plus modérés. La passation est possible parce que le phénomène est latent et permanent dans la société française où la conviction est ancrée que les Juifs ne sauraient être des Français à part entière. Elle l’est dans la conjoncture de crise économique et politique mondiale sans précédent des années trente. Les constructions rhétoriques se nourrissent des événements intérieurs et extérieurs. La différence opérée entre Israélites assimilés et Juifs immigrés, « bons » et « mauvais » Juifs, permet à tout un chacun de se dédouaner et s’estompe au cours de
La profondeur de l’analyse et la rigueur scientifique de l’ouvrage sont à souligner ainsi que la richesse de la bibliographie. Ce travail historique sur la LICA et l’invention de l’antiracisme réinterroge l’idée que rien n’a été fait contre la montée de l’antisémitisme ainsi que la vision classique d’une passivité ou d’une résignation juives.