La littérature occupe traditionnellement une place centrale dans la programmation des colloques du Centre culturel international de Cerisy. Cette place se trouve questionnée et renouvelée au cours des années 1960 par la montée en puissance des sciences sociales dans le champ universitaire. Critique et théorie littéraires, en lien avec le triomphe du structuralisme, de la psychanalyse et de la référence marxiste, proposent de nouvelles voies d'accès au littéraire. Ce renouvellement participe de mutations plus globales, à l'intérieur comme à l'extérieur de Cerisy, qui font de ce lieu l'un des sismographes des basculements idéologiques et épistémologiques de la période qui s'étend des années 1960 aux années 1980.
En passant en revue les décades de Cerisy les plus significatives entre 1968 et 1986, il s'agit d'analyser le rapport qui s'y joue entre la théorie et la politique, ou entre le champ de production intellectuelle et son dehors fantasmé, le champ de l'action politique. Du théorisme échevelé du début au moralisme philosophique de la fin, et du désir de politique au nouveau discours cybernétique, quatre figures sont ici mises au jour, dont la succession corrobore bien, au-delà de Cerisy, l'hypothèse d'un tournant idéologique et culturel majeur au fil de ces deux décennies.
L’itinéraire sociologique d’Alain Touraine, tel qu’il se donne à voir dans les colloques de Cerisy de 1968 et de 1979, est représentatif d’un mouvement plus général de promotion des notions d’acteur et de sujet en sociologie et en sciences sociales après 1968. Il associe l'analyse du processus historique d'individualisation et des luttes collectives d'un nouveau type pour redéfinir la notion de « mouvement social ». On peut résumer la tentative tourainienne, sur le plan théorique autant que méthodologique, à un discours qui cherche à faire du « sujet » et de l’« acteur » un ultime recours face à la disparition des anciens repères sociaux de classe pour comprendre les luttes contemporaines des années 1970.
La période des années 1960 aux années 1980 correspond en France à une période d’innovations, de réformes et d’expansion de la psychanalyse, en particulier à travers l’influence croissante du lacanisme, mais aussi des controverses et des scissions qu’il provoque au sein du mouvement psychanalytique français et des spécificités qu’il lui imprime. Quel écho ces événements, ces figures, ces innovations et ces polémiques ont-ils à Cerisy ? Étonnement, la psychanalyse y est relativement peu présente, alors même qu’il s’agit d’une période de bouillonnement et de forte visibilité dans le champ intellectuel et culturel français. La psychanalyse qui est représentée dans ces années à Cerisy est quelque peu en décalage avec la réalité des débats et des apports qui nourrissent la discipline : les colloques mettent en scène de façon privilégiée une psychanalyse freudienne orthodoxe (les lacaniens sont très peu représentés) et une psychanalyse souvent appliquée (aux thèmes littéraires et artistiques). Aussi la psychanalyse est-elle à la fois peu visible et présente de façon indirecte et souterraine à l’occasion de colloques qui ne la prennent pas directement ou explicitement pour objet ou pour référence. Cet article propose d’examiner et d’analyser cette singulière présence / absence de la psychanalyse à Cerisy.
Cet article analyse la série des huit colloques scientifiques organisés à Cerisy entre 1970 et 1984. Cet ensemble, dans lequel on repère un premier groupe consacré à la réforme de la recherche opérationnelle et des sciences de gestion et un second consacré à la thématique de l'auto-organisation, est marqué par une grande cohérence. La transition qui s'opère à Cerisy entre recherche opérationnelle et seconde cybernétique constitue un événement significatif dans le contexte francophone, où la cybernétique a avant tout été reçue comme science de l'organisation. L'insistance sur le transfert de modèles formels, une certaine manière de faire science, associée au questionnement philosophique, tout comme le réseau serré des intervenants, signale l'originalité du projet scientifique de Cerisy, ouvert à des savoirs qui ne trouvaient pas encore place dans le champ académique.
Cet article s’attache à montrer comment Cerisy a introduit des savoirs prospectifs dans les domaines de l’organisation et de la décision entre 1968 et 1986 ; quels types de savoirs, dans quels rapports avec les autres sciences humaines et sociales et dans quelles relations avec les institutions de recherche, les entreprises et d’autres organisations ou réseaux. Alors que le lieu, la période considérée et les domaines abordés pouvaient laisser supposer une identification aisée de savoirs prospectifs, cela n’a pas été le cas. En définitive, sur la période considérée, la relation entre la prospective et Cerisy est à la fois proche et lointaine. Proche, car nombreuses sont les personnes présentes à Cerisy, qui ont une relation à la prospective et ont pu y apporter une préoccupation de l’avenir. Lointaine, car la prospective n’est jamais considérée en tant que telle.
Comment une institution culturelle, inscrite dans la durée, fait-elle face aux évolutions du temps et notamment, aux ruptures idéologiques ? Ce texte analyse comment les Décades de Cerisy, reconnus pour leur soutien à l'avant-gardisme dans les années 1960 et au début des années 1970, ont tenté de faire face au tournant intellectuel des années 1980 quand les avant-gardes et le paradigme structuraliste critique ont cédé la place à d'autres enjeux intellectuels.
Il montre à la fois des stratégies d'adaptation plus ou moins contrainte et des stratégies de résistance à ce nouvel air du temps.
À travers l’étude des archives et des actes d’une vingtaine de colloques de sciences sociales, comprenant environ deux cents communications, ayant eu lieu à Cerisy — un réseau à la fois marginal et central de rencontres entre intellectuels (écrivains et universitaires) — entre 1968 et 1986, l’article s’interroge sur l’évolution des manières de concevoir ces disciplines en France pendant cette période. Si Cerisy fut, entre autres, un des lieux d’expression des paradigmes marxistes et structuralistes avant 1968, les deux décennies qui suivent sont marquées, comme dans le reste du champ intellectuel français, par une rupture progressive avec ces courants de pensée. Les sciences sociales de Cerisy après 1968 sont en quête d’interdisciplinarité, en dialogue avec les sciences naturelles et les sciences de l’ingénieur, et tournées vers l’épistémologie. Une tendance dominante s’exprime, qui critique l’objectivisme et le déterminisme des paradigmes antérieurs et qui conçoit le social non plus comme une donnée première mais comme le produit d’une activité collective. Cerisy apparaît ainsi comme un laboratoire français de ce qu’on appelle aujourd’hui le constructionnisme, autour duquel devait être redéfinie une « nouvelle alliance » entre sciences sociales et autres sciences. Historiquement, ce mouvement peut être compris chez certains protagonistes comme une traduction intellectuelle du contenu idéologique des événements de Mai 68 sous la forme d’une critique des prétentions modernisatrices du rationalisme et de la fonction de porte-parole des intellectuels. Sociologiquement, cette évolution de l’esprit de Cerisy est liée à un renouvellement générationnel de la fonction de programmation et des intervenants des colloques, ainsi qu’à la position relativement périphérique des participants par rapport au cœur du monde universitaire français, ce qui les contraint à l’innovation. L’article permet ainsi de mieux comprendre les raisons et les réseaux du déclin du marxisme et du structuralisme dans la pensée française des années 1970 et il met en relation ces phénomènes avec l’essor du constructionnisme.