L’ouvrage de Sylvie Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence, nous plonge au cœur du système répressif colonial en proposant, sur cet objet très peu étudié qu’est l’enfermement administratif, plusieurs décentrements du regard historien. Un décentrement temporel tout d’abord, puisque c’est toute la période coloniale algérienne (1830-1962) que couvre le livre, permettant ainsi de suivre l’évolution historique de cette forme de répression. Un décentrement spatial ensuite puisque si l’internement en Algérie est au cœur de l’analyse, l’observation de ses modalités de fonctionnement en métropole et dans d’autres colonies françaises (Indochine, Nouvelle-Calédonie, Afrique occidentale française, Madagascar, etc.) offre la possibilité d’évaluer la singularité du cas algérien mais surtout de souligner son inscription dans un système de domination colonial plus vaste, celui de l’Empire français tout entier. Plus généralement donc, c’est la « spécificité coloniale » de cette pratique punitive qui est interrogée par Sylvie Thénault.
L’historienne distingue trois périodes dans l’histoire de l’internement. La première séquence historique est celle de la consolidation de l’emprise française sur les colonisés, celle de la stabilisation de l’administration coloniale. Dans ce contexte dominé par les conquêtes militaires, l’internement devient une pratique ordinaire et banale de répression coloniale qui punit chaque année une centaine d’internés. Partie intégrante du « régime pénal de l’indigénat [1] », il vise alors à sanctionner des hommes – pas une femme n’est internée dans cette période – condamnés pour la plupart pour des délits de droit commun comme le vol de bétail, le vagabondage, mais aussi pour « pèlerinage », ou pour tout acte de protestation contre l’autorité française. Progressivement, l’enfermement à Calvi se raréfie au profit de deux types d’internement : l’enfermement en pénitencier sur le sol algérien (Aïn el-Bey, Tadmit ou Boukhanefis) et la mise en surveillance spéciale (dans les geôles de la commune ou au poste des cavaliers). Avec
Saisi à travers le temps et les lieux, l’internement est aussi appréhendé par les pratiques des agents de l’État et par leurs accommodements avec le droit et
En écho, l’ouvrage de Sylvie Thénault laisse entendre la voix des internés – leur souffrance, leur incompréhension, leur colère parfois – et donne à voir leur réaction au processus répressif qui les touche. Ce sont d’abord les évasions, les fuites dès la constitution du dossier ou les demandes de grâce ; mais ce sont aussi les violences, le plus souvent dirigées contre les autres détenus ou les internés eux-mêmes, qui constituent l’essentiel des stratégies d’évitement ou de contournement de
L’enfermement administratif est central dans le dispositif répressif de l’État colonial. Imprégnant toute la période de la domination coloniale française, tant en métropole que dans les différents territoires coloniaux, cette pratique punitive se révèle être, à l’issue de l’ouvrage, révélatrice d’une violence d’État qui ne se limite ni au cas algérien, ni aux périodes de crise censées radicaliser la répression des « ennemis » du régime.
[1] Le régime de l’indigénat se caractérise par une série de textes juridiques propre à chaque territoire colonial. Il permet une justice répressive sanctionnant des infractions commises par les seuls indigènes et qui n’existent pas dans la législation française. Il est aboli en 1944 (Isabelle Merle, « De la ‘’légalisation’’ de la violence en contexte colonial. Le régime de l’indigénat en question », Politix, n° 66, 2004, p. 142).
[2] Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, 447 p.