Après plusieurs ouvrages sur la période de l’Occupation allemande, parmi lesquels notamment une biographie du docteur Ménétrel (Perrin, 2001), la première étude sur la notion de vichysto-résistants (Perrin, 2008) ou encore une monographie portant sur les conditions d’emprisonnement des collaborateurs à Fresnes à la Libération (Vichy en prison, Gallimard, 2006), Bénédicte Vergez-Chaignon publie une monumentale Histoire de l’épuration. Le sujet semble a priori rebattu. Que dire de neuf sur un phénomène qui a déjà donné lieu à plusieurs synthèses importantes depuis l’ouvrage pionnier de l’historien américain Peter Novick paru en 1968 (The Resistance versus Vichy : The Purge of Collaborators in Liberated France), jusqu’au récent Expier Vichy, l’épuration en France publié par Jean-Paul Cointet en 2008 ( Perrin) ? L’histoire de l’épuration a pourtant connu ces dernières années d’importantes avancées. En 1992, l’historien
Le grand mérite de l’ouvrage de Bénédicte Vergez-Chaignon est d’offrir une vaste synthèse, largement accessible pour le grand public, de ces nouvelles approches et des différents travaux qui ont permis de renouveler profondément la connaissance d’un phénomène qui fut à la fois beaucoup plus long dans le temps et beaucoup plus ample dans sa dimension sociale que ne le laissent entrevoir certaines idées reçues. On regrettera toutefois que pour des contraintes sans doute inhérentes à la collection dans laquelle l’ouvrage est publié, aucune référence de bas de page ne permette de faire le lien entre les différentes citations et données utilisées par l’auteur et leurs origines (archives, presse, articles et ouvrages référencés de façon thématique en fin de volume).
Cette histoire globale de l’épuration, qui s’efforce de développer tous les aspects d’un phénomène que l’on cantonne parfois à la seule période 1944-1945 et à quelques procès spectaculaires, permet de le replacer dans un « temps long », en rappelant ses origines en amont et ses derniers soubresauts en aval, jusque dans les années 1980 et 1990. Elle propose une contextualisation indispensable, évitant toute approche partisane et permettant d’expliquer avec le recul de l’histoire la vague la plus violente de l’épuration, au cours de l’été 1944, qui suscita tant de critiques et de rancœurs. Elle analyse en détail le fonctionnement et l’activité des différentes institutions chargées d’appliquer des sanctions à l’égard de ceux qui ont aidé l’occupant allemand et offre un bilan de l’épuration selon les différents secteurs et catégories socioprofessionnelles.
L’auteur remet tout d’abord l’épuration qui s’effectue en France à la Libération en perspective, rappelant que tous les changements de régime depuis la Révolution s’accompagnent de « proscriptions, d’emprisonnements, voire d’exécutions » (p. 21) : « la punition de l’adversaire et le châtiment des traîtres accompagnent l’histoire politique française au long de ses crises paroxystiques » (p. 22). Dans une certaine mesure d’ailleurs, la sanction des collaborateurs à la Libération s’inscrit comme une réponse logique aux mesures d’exclusion et de répression adoptées par Vichy.
Les premières sanctions exercées par la Résistance à l’égard des personnes accusées de trahison en apportant leur aide aux Allemands se développent bien avant
Le débarquement allié en Normandie (6 juin 1944), qui marque les débuts de la libération du territoire, constitue un tournant important dans cette histoire de l’épuration. L’été 1944 voit en effet se développer dans toute la France une recrudescence d’assassinats et d’exécutions sommaires. Ce phénomène, parfois qualifié « d’épuration sauvage », a alimenté une véritable légende noire de la Libération, qui n’aurait été qu’un bain de sang et une période propice à tous les règlements de compte. Bénédicte Vergez-Chaignon insiste à juste titre sur le contexte de cette épuration de l’été 1944 : celle-ci apparaît d’abord comme « une réponse à la politique de terreur instaurée par l’occupant et ses auxiliaires » (p. 104) dont les massacres d’Oradour-sur-Glane ou de Maillé constituent les plus tragiques manifestations. Surtout, elle s’inscrit dans une pleine « logique de guerre et guérilla » (p. 112) dans le cadre des combats que mène la Résistance pour la libération de
À partir de l’automne 1944, débute l’épuration dite « légale » puisqu’elle s’effectue dans le cadre des institutions prévues à cet effet par les autorités nouvelles. À propos de
L’épuration ne saurait pourtant se limiter à ces trois institutions judiciaires (Haute Cour, cours de justice et chambres civiques) dont l’activité a été la plus médiatisée et la plus étudiée. L’ouvrage décrit ainsi en détail la diversité des comités et commissions beaucoup moins connus, qui ont eu pour mission d’épurer la société française en adoptant des sanctions financières, administratives ou professionnelles. L’activité des comités de confiscation des profits illicites (CCPI), institués par l’ordonnance du 18 octobre 1944 pour confisquer les profits réalisés par le biais de la collaboration économique ou du marché noir ainsi que celle des comités régionaux interprofessionnels d’épuration (CRIE), démontrent que le monde des affaires n’a pas été totalement épargné par l’épuration, même si celle-ci se limite dans la majorité des cas à une logique de redressement fiscal (en mars 1948, le montant des confiscations prononcées atteint 55 milliards de francs, celui des amendes 66 milliards). De même, l’institution de commissions d’épuration départementales au sein de chaque administration et d’une commission centrale dans chaque ministère témoigne de la réalité d’une épuration administrative (entre 22 000 et 28 000 fonctionnaires et employés des entreprises nationales ont subi une sanction). Si cette épuration professionnelle, économique et administrative amène à réviser l’ampleur réelle d’un phénomène qui a touché plusieurs centaines de milliers de Français (« 47 000 condamnés des cours de justice, 48 000 indignes nationaux, 160 000 comparutions devant les comités de confiscation des profits illicites, 25 000 fonctionnaires sanctionnés », p. 572), elle n’empêche pas les contemporains de penser que l’épuration n’avait pas eu lieu dans de nombreux secteurs. Cela s’explique par la lenteur et la discrétion de l’activité de certaines institutions (notamment les CCPI ou les CRIE), mais aussi par le niveau très inégal des sanctions rendues selon les catégories et les professions (les policiers, les artistes, les milieux littéraires font par exemple l’objet d’une épuration très sévère, contrairement aux magistrats, aux médecins, à certaines catégories d’entrepreneurs dans les secteurs les plus indispensables pour la reconstruction comme le BTP). Mais peut-être que si les contemporains ont considéré l’épuration comme un échec, c’est tout simplement parce que celle-ci ne pouvait de toute façon pas être à la hauteur de l’immense demande sociale et des attentes qui se manifestèrent en la matière au sortir de quatre années de guerre, d’occupation et de répression.
[1]
[2] Parmi les nombreux ouvrages qui ont participé au renouvellement historiographique de l’épuration, Marc Bergère, Une société en épuration : épuration vécue et perçue en Maine-et-Loire de la Libération au début des années 1950, Rennes, PUR, 2004 ; Marc Bergère (dir.), L’épuration économique en France à la Libération, Rennes, PUR, 2008 ;