Dans l’histoire des relations monétaires internationales au XXe siècle – donc dans l’histoire tout court –, le dollar occupe une place sans pareille. Ce point de vue est très répandu en France, mais il est également partagé par la plupart des pays du monde. Car le billet vert, qu’on le veuille ou non, est inséparable de « L’Amérique dans les têtes [1] ». Toute monnaie assurément est un signe et renvoie à une réalité politique et sociale. Le dollar, dans cette optique, est porteur tout à la fois du rêve et du cauchemar américains. Il apparaît, depuis au moins Georges Duhamel, comme le signal le plus explicite et le vecteur le plus efficace de l’américanisation du monde. Là réside, pour reprendre le mot célèbre de Valéry Giscard d’Estaing, ministre des Finances de De Gaulle, « l’exorbitant privilège » du dollar : monnaie nationale émise par le plus puissant État-nation du monde et, dans le même temps, monnaie internationale acceptée comme moyen de règlement sur toute la surface du globe [2] . Tout semble dit.
Le point de départ du dossier ici constitué est pourtant un peu différent. Depuis 1914, du déclenchement de
Méconnaissant les évolutions réelles de l’économie mondiale et des structures des échanges internationaux, beaucoup ont mal interprété la relation de causalité entre la force du dollar et la faiblesse du franc, et en ont fait porter la responsabilité sur les États-Unis. Le dollar est ainsi devenu une source de fréquentes controverses en France. À de multiples reprises, notamment en 1914-1918, en 1946-1954 et en 1958, la France a été contrainte d’emprunter outre-Atlantique ou de recourir à l’aide financière américaine, faisant craindre que les États-Unis ne retirent un avantage politique de la situation. À d’autres occasions, comme en 1926-1932, la France a dû rembourser les emprunts américains dans des circonstances polémiques. En d’autres occasions encore – les années 1920 et 1950-1960 –, le pays a été confronté à un afflux de dollars, sous forme d’investissements directs, qui a semblé affecter son indépendance entraînant la prise de contrôle de larges pans de son économie nationale et l’américanisation de ses entreprises par l’introduction des techniques du management américain. C’est l’un des aspects du « défi américain » dont Jean-Jacques Servan Schreiber fait un best-seller en 1967. Par deux fois au moins, en 1933 et en 1971-1973, la dévaluation du dollar a été préjudiciable à l’économie française et a fortement contraint les dirigeants politiques français. À plusieurs reprises, comme en 1923-1926, 1936-1938, 1945, 1948, 1953, 1957, 1958 et 1981-1983, la dépréciation ou la dévaluation du franc face au dollar a blessé l’amour-propre de
Cette histoire n’est donc pas seulement une question d’économie, mais aussi de politique. Elle touche, sans conteste, à l’identité et à la sécurité nationale de la France, ainsi qu’à sa culture puisque le dollar est devenu le symbole non seulement de la richesse américaine mais d’un ensemble de valeurs culturelles et même d’une civilisation. Pourtant, la relation précise entre les dimensions économiques, politiques et culturelles de cette histoire est loin d’être simple, comme les articles de ce dossier le montrent. Ainsi, par exemple, les historiens ont souvent affirmé que dans les années 1920, les crises de change du franc, révélatrices de la force internationale du dollar, sont inséparables de la montée de « l’antiaméricanisme ». L’analyse présentée ici montre que, si certaines critiques assimilaient, en effet, la force du dollar à l’impérialisme américain, l’affirmation que la France dans son ensemble est alors devenue anti-américaine est basée sur une utilisation très sélective de
C’est pourquoi la portée de toutes les contributions ici réunies renvoie à une ambition plus vaste. L’histoire de la France face au dollar est inséparable, en dernière analyse, d’un certain modèle de société nationale dans un monde soumis depuis 1914 au moins à une mutation globale qu’on peut bien appeler
À la fin de
Brièvement, dans les années 1960, l’offre mondiale de dollars menace ainsi de dépasser la demande, ce qui incite les autorités françaises à tenter de réformer le compromis à l’origine de la convention internationale conclue en 1944 à Bretton Woods. Mais les États-Unis s’y opposent et le marché toujours grandissant de l’euro-dollar incite toujours plus les banques commerciales, en France comme dans les autres pays, à étendre leurs activités internationales, « hors bilan », en dehors du radar de contrôle de leur banques centrales nationales. Le 15 août 1971, le président américain, Richard Nixon, annonce au monde entier que le déficit de la balance des paiements américains, dramatiquement creusé par le coût de la guerre du Viet Nâm, le conduisait à suspendre sine die la convertibilité en or du dollar. Cette violation, en termes de droit international, du traité de Bretton Woods fait passer le monde dans un « non-système » monétaire international où les relations de change entre les monnaies flottent dès lors librement au gré de l’offre et de la demande sur les différents marchés des changes du monde.
Dans les années 1980, l’extraordinaire ascension du cours du dollar sur les marchés internationaux, provoquée par la hausse sans précédent des taux d’intérêt américains, suivie de sa baisse tout aussi spectaculaire, a dominé le paysage monétaire international. Cette évolution a directement affecté le yen qui n’est pourtant pas parvenu à accéder dans la période au statut de monnaie de réserve internationale. Mais elle a également eu pour conséquence de faire du deutsche mark l’ancre du système monétaire européen (SME). Dans les deux cas, le franc français en pâtit : trop fort le dollar ruine l’équilibre de la balance extérieure de la France, renchérissant en particulier la facture pétrolière, mais trop faible, il provoque un repli des capitaux internationaux sur le deutsche mark, affaiblissant tout autant la position relative du franc au sein de la grille de parités du SME. Cette impasse est révélatrice de la réalité désormais indéniable d’un marché financier parfaitement intégré à l’échelle du monde : les marchés financiers internationaux se sont fondus, notamment pour des raisons technologiques, en un marché financier global. L’histoire des fluctuations vertigineuses du dollar dans les années 1980, devant lesquelles le gouvernement américain lui-même doit reconnaître son impuissance, traduit en fait ce processus de mondialisation financière. C’est aussi ce constat, ajouté aux impuissances de la coopération monétaire européenne classique, qui est à l’origine de la conversion de la France à l’idée de l’unification monétaire européenne à la fin de la décennie 1980.
L’histoire des rapports conflictuels de la France au billet vert tout au long du XXe siècle montre ainsi que le problème principal n’était peut-être pas le dollar, ni même « l’impérialisme américain » ou encore le benign neglect des gouvernements des États-Unis. L’arbre risque une fois de plus de cacher
Pour citer cet article : Robert Boyce et Olivier Feiertag, « La France face au dollar : les chemins de la mondialisation au XXe siècle. Introduction », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 19, janvier-avril 2013 [en ligne, www.histoire-politique.fr].
[1] Denis Lacorne, Jacques Rupnik et Marie-France Toinet, L’Amérique dans les têtes : un siècle de fascination et d’aversion, Paris, Hachette, 1991.
[2] Barry Eichengreen, Exorbitant Privilege. The Rise and Fall of the Dollar and the Future of the International Monetary System,
[3] Catherine R. Schenk, The Decline of
Robert Boyce teaches international history at the London School of Economics and Political Science. A revised paperback version of his monograph, The Great Interwar Crisis and the Collapse of Globalization, will be published by Palgrave-Macmillan in 2011.
Robert Boyce enseigne l'histoire internationale à
Olivier Feiertag est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Normandie- Rouen. Il a publié récemment : Banques centrales à l’échelle du monde (avec Michel Margairaz eds) (Presses de Sciences Po, 2012). « Triffin et la construction monétaire européenne, une contribution à la rénovation du système monétaire international » (avec Eric Bussière), dans J.C. Koeune et A. Lamfallussy (eds), In Search of a New World Monetary Order (PIE Peter LAng, 2012).