Il peut sembler audacieux d’écrire une biographie de Valéry Giscard d’Estaing, –personnalité politique encore vivante, complexe et non dénuée de contradictions qui est aussi « le mal aimé » de la Ve République –, après les biographies écrites par des journalistes et d’anciens collaborateurs, dont celle de Raymond-François Le Bris [1] publiée très récemment en 2013.
L’exercice est convaincant à maints égards. L’auteur a su synthétiser les travaux déjà cités tout en apportant un éclairage neuf et intimiste ; il n’a pas limité son analyse à l’action de Valéry Giscard d’Estaing à la tête des Républicains indépendants ou au ministère des Finances sous de Gaulle et sous Pompidou puis aux années de la Présidence entre 1974 et 1981 comme le font la plupart des ouvrages cités précédemment. D’où l’apport des chapitres sur l’après-1981, en particulier le rôle de Giscard d’Estaing, président de
L’ouvrage invite le lecteur à explorer le parcours d’un homme qui, malgré les succès des débuts, conserve au fil des ans une image négative. Sa réussite fulgurante – député à 30 ans, secrétaire d’État à 33 ans, président de la République à 48 ans, grâce à une campagne réussie et novatrice – est paradoxalement tout aussi préjudiciable à son image que les échecs répétés après 1981. Ses qualités peuvent avoir des conséquences négatives ; par exemple, sa capacité à maîtriser la communication politique en avance sur son temps, et qui lui assura dans une large mesure le succès présidentiel de 1974, l’amena à une exposition constante qui fut fatale dans l’affaire des diamants de Bokassa. Et là, curieusement, il refuse de réagir très vite pour désamorcer une campagne de presse dangereuse.
Le grand mérite de cette biographie est de souligner des aspects moins connus de la personnalité de Giscard d’Estaing, de ne pas occulter les actions positives dues à un constant effort de modernisation, de montrer que même après 1981 l’ancien président de la République peut mettre à son actif son rôle dans les domaines de la régionalisation et de la construction européenne, bref de mesurer à l’aune de la critique historique les lumières du personnage et de son action sans pour autant en ignorer les ombres.
La singularité est une constante de la personnalité de Giscard d’Estaing. Les premiers chapitres soulignent une « enfance heureuse et protégée » mais cette protection peut être un frein à l’ouverture au monde. Ce fort en thème fait des études brillantes mais ce n’est qu’en classe prépa à Louis-le-Grand qu’il fait « la connaissance de vrais amis » (p. 46). S’il rêve d’aventure pendant l’Occupation, il poursuit sagement ses études comme le lui conseille son père Edmond et il obtient enfin l’autorisation paternelle pour s’engager dans la 1re armée française commandée par le général de Lattre bien connu de sa famille. L’engagement tardif de Giscard, qui s’explique aussi par son jeune âge, est cependant sincère même s’il pressent que sa participation à la Libération peut être un atout pour son avenir politique. Le jeune homme aime afficher sa singularité lorsqu’à l’X, souligne
Cette singularité n’exclut pas les ambitions politiques telles qu’elles apparaissent dans l’évocation de son ascension politique, fulgurante entre 1956 et 1962, puis dans ses fonctions au ministère des Finances. Giscard se montre très jeune un fin stratège politique ; député à trente ans du Centre national des indépendants et paysans, il s’en est séparé et, contrairement à Pinay, il s’est senti en symbiose avec la Ve République et ses pratiques lorsqu’il fut nommé secrétaire d’État à 33 ans.
Mais comme l’écrit l’historien, « l’ascension de Giscard ne procède pas seulement de ces choix stratégiques. Elle repose aussi sur une capacité de plus en plus affirmée, à faire partager une certaine vision de la société française » (p. 177) et, ajoute l’auteur, sur « une vision pacifiée et progressiste ». Valéry Giscard d’Estaing a tiré les leçons de Mai 68 et des mutations de la société française et il veut éviter les affrontements, d’où les réformes – bien connues – des premières années de son septennat, d’où également sa quête perpétuelle du consensus. Faire de Giscard un homme de droite et uniquement cela, c’est oublier ses efforts d’ouverture, même s’ils sont parfois malheureux, comme le choix du ministre des Réformes Jean-Jacques Servan Schreiber, ou celui de Françoise Giroud qui avait voté François Mitterrand. C’est oublier les grandes réformes, comme celle sur l’IVG qui fut votée par l’opposition et qui fut fortement contestée dans son propre camp. Dans son œuvre continue en faveur de l’Union européenne, il veut dépasser les clivages partisans et il loue l’action de Jacques Delors. Ce souci du consensus s’explique par sa hantise des conflits, et ses collaborateurs proches soulignent une volonté de ne pas se mettre en colère en public. On peut y voir une certaine pudeur à ne pas faire éclater ses sentiments. Il peut aussi faire preuve de naïveté dans sa volonté de giscardiser le RPR et dans l’affrontement avec Jacques Chirac. Néanmoins, on ne peut pas nier les rancunes tenaces, la jalousie de voir l’un de ses anciens Premiers ministres, Raymond Barre, oser se présenter à la magistrature suprême en 1988.
Giscard est incontestablement un réformateur et un modernisateur ; il le montre dans les premières années du septennat mais aussi, et c’est moins connu, dans la modernisation de
Enfin Giscard aime écrire et s’il lui a manqué du temps alors qu’il était président de la République pour écrire Démocratie française, il est bien l’auteur de trois essais : Deux Français sur trois, Dans cinq ans l’an 2000 et Les Français. Réflexions sur le destin d’un peuple. On ne peut que saluer le talent de
Le dernier chapitre qui traite des postérités giscardiennes souligne les héritages familiaux et les ramifications du giscardisme politique mais, comme le souligne le biographe, « ce ne sont pas forcément les giscardiens qui assurent la postérité des grands choix de l’ancien Président » ; il est vrai que l’histoire des Républicains indépendants, et plus encore celle de l’UDF, montrent les piètres qualités de Giscard à gérer un parti profondément divisé ; il n’a pas eu le talent de Jacques Chirac qui a fait du RPR une véritable machine de guerre et il a découragé, pour ne pas dire suscité, l’hostilité de biens d’anciens giscardiens, comme François Léotard ou François Bayrou.
L’homme Giscard qui ne s’est jamais remis de sa défaite de 1981 a sa part de responsabilités dans ses échecs, mais pas seulement. Il est victime d’une lecture gaulliste de la Ve République qui n’a jamais admis la demi-alternance de 1974 qui a permis l’arrivée à l’Élysée d’un non-gaulliste. Il est victime de la crise économique et sa vision de l’économie et de la société française, attachée aux Trente Glorieuses, est en décalage avec les « Trente piteuses ». Il est victime aussi de ses origines qui rendent incongrus ses efforts pour rencontrer le peuple de France, victime aussi de sa volonté de décrispation et de la recherche du consensus dans un pays marqué par la culture du conflit.
Même si l’on sent une certaine empathie de
[1] Raymond-François Le Bris, Une modernisation interrompue, Paris, France-Empire, 2013.
[2] Ces colloques ont fait l’objet de cinq ouvrages sous la direction de Serge Berstein et