L'année 2014, qui marque le centenaire de l'assassinat de Jean Jaurès, invite à découvrir plus avant les multiples facettes d'une des figures majeures de l'histoire du socialisme français et européen. Si de nombreux événements et manifestations sont programmés pour commémorer cet anniversaire, celui-ci est également l'occasion de dresser un bilan des connaissances historiques sur Jaurès.
Les travaux le concernant se sont multipliés ces dernières décennies, impulsés notamment par les membres de la Société d'études jaurésiennes et par certaines institutions travaillant avec elle (Centre national et musée Jean-Jaurès de Castres, Fondation Jean-Jaurès, Fondation Gabriel-Péri pour ne citer qu'eux). Cependant, ces études s'en sont le plus souvent tenues à des approches thématiques ou circonscrites dans le temps et dans l'espace. En effet, confrontés à une vie, une œuvre et à une pensée foisonnantes, les historiens ont longtemps considéré comme une gageure – depuis l'ouvrage de l'historien américain Harvey Goldberg paru en français en 1970 [1] – la production d'une biographie totale à même de synthétiser un savoir jaurésien toujours plus riche.
C'est ce défi que se proposent de relever Gilles Candar et
En guise de préambule, les deux auteurs retracent les derniers moments de la vie de Jaurès, marqués par son dernier combat, inlassable et fatal, en faveur de
Les années de jeunesse de Jaurès, qui montre précocement de grandes capacités intellectuelles, sont marquées par un parcours scolaire remarquable. Celui-ci commence dans un Tarn qui lui demeurera toujours très cher et aboutit à l'École normale supérieure (1878) et à l'agrégation de philosophie (1881). Au contact d'influences multiples (professeurs, famille, amis), il se construit progressivement dans le goût du travail, du savoir, de la République et des libertés individuelles.
Réflexion philosophique et engagement politique sont de plus en plus liés à partir de 1881, date à laquelle Jaurès prend son premier poste d'enseignant. Élu député républicain du Tarn en 1885, il fait également son entrée en journalisme en démarrant une fructueuse collaboration avec
Battu aux élections législatives de 1889, il retrouve son enseignement à la faculté des lettres de Toulouse, et l'approfondissement de sa réflexion philosophique – clairement illustré dans les deux thèses qu'il publie en 1891 – va de pair avec sa marche progressive au socialisme. Opposé aux tenants de l'orthodoxie marxiste et au déterminisme du matérialisme historique, il exprime son idéalisme, notamment la force de l'idée de justice liée à la nature de son républicanisme.
La répression des mouvements sociaux ainsi que la fusillade de Fourmies (1891) donnent à Jaurès l'occasion d'éprouver encore une fois les renoncements des républicains opportunistes au pouvoir. À ce titre, la grève des mineurs de Carmaux de 1893 apparaît comme un événement fondamental. Il s'éloigne progressivement du réformisme envisagé comme une fin et, élu à la Chambre en 1893, c'est en tant que socialiste qu'il y fait son retour. Il en devient rapidement un personnage central, porteur d'un socialisme vecteur de paix (sociale comme internationale), et s'oppose à la violente répression dont usent les adversaires du mouvement ouvrier (vote des « lois scélérates » de 1894, décisions de justice iniques, répression ouvrière à Carmaux en 1895 par exemple).
Cette fin de siècle est également marquée par l'affaire Dreyfus. Si Jaurès se montre d'abord très réservé sur la question et ne vient que tardivement au dreyfusisme, il déploie ensuite en ce sens une activité d'une très grande intensité. L'Affaire lui offre alors un rôle de premier plan dans le paysage politique français. Privé de son siège de député entre 1898 et 1902 (il ne le quittera plus ensuite), il accentue son activité de journaliste et d'écrivain (publication des Preuves en août 1898) et combat vigoureusement le nationalisme, l'antisémitisme et le mensonge d'État. Parallèlement, il s'attache à faire adhérer les socialistes, dont il encourage depuis quelques années déjà l'unité, à la défense de la République et de la justice.
Une lutte très vive s'engage alors au sujet de l'adhésion socialiste au mouvement dreyfusard et de la participation d'Alexandre Millerand au gouvernement « bourgeois » de Pierre Waldeck-Rousseau (1899-1902). Les positions jaurésiennes, favorables à ces deux options dans le cadre d'une République jugée en danger, semblent inconciliables avec celles de Jules Guesde et de ses partisans. Finalement, à rebours de la marche à l'unité, cette rivalité aboutit à la fondation de deux partis concurrents (Parti socialiste de France en 1901, Parti socialiste français en 1902).
Dans la continuité de ses engagements, Jaurès affiche un soutien fervent au gouvernement Émile Combe (1902-1905), et se montre résolument partisan de l'offensive laïque – voire anticléricale – du gouvernement. Cependant, si l'accession de George Clemenceau à la présidence du Conseil (1906) est vue d'un bon œil, sa politique de répression des mouvements sociaux de l'année 1907 heurte profondément Jaurès et le pousse, avec les socialistes, dans une opposition ouverte au gouvernement. Plusieurs succès scandent toutefois ces premières années du XXe siècle, comme la fondation de L'Humanité ou la loi de séparation des Églises et de l'État. Cependant, c'est surtout l'unification socialiste (1905) qui apparaît comme la grande victoire de Jaurès, tant il a œuvré au cours des années précédentes pour la faire aboutir.
Au-delà de la politique nationale, l'histoire de Jaurès se confond, des années 1904-1905 à 1914, avec son profond investissement dans les questions internationales.
Face aux événements qui marquent le début de cette période (guerre russo-japonaise, révolution russe, crises marocaines), il s'attache, à travers de nombreuses interventions en France comme à l'étranger, à convaincre de ses choix politiques dans lesquels se rejoignent patriotisme, pacifisme, internationalisme, arbitrage international et action forte contre le danger de guerre.
Sur les questions coloniales, confronté à la dichotomie entre la rhétorique de la mission civilisatrice et la réalité des pratiques, il adopte durant les dernières années de sa vie des positions très critiques (sans réclamer toutefois le départ des Européens des territoires coloniaux). Aux conceptions et aux objectifs coloniaux de la France, il oppose une politique de développement pacifique et respectueuse, ainsi qu'un nécessaire dépassement de l'européocentrisme.
De manière complémentaire, Jaurès s'investit dans les questions militaires. Bien que minoritaire dans ses propositions alternatives qui lui font prêter le flanc à des accusations d'antipatriotisme, il mène un âpre combat contre le chauvinisme qui s'exacerbe dans le pays. C'est durant cette période que paraît L'Armée nouvelle (avril 1911), et les deux auteurs rappellent bien que « c'est avec
Malheureusement, au grand désarroi de Jaurès, la situation internationale se dégrade en Europe. Il pressent que les guerres balkaniques sont le prélude à une conflagration généralisée. Afin de définir une politique internationale d'ensemble et d'empêcher à tout prix la guerre, plusieurs moyens sont envisagés et mis en œuvre, qui l'occupent pleinement jusqu'à son dernier souffle : rencontres et décisions socialistes internationales, encouragements à l'organisation internationale de l'action ouvrière, propositions en faveur d'un arbitrage international des conflits, réflexions sur les alternatives à l'action armée (solution confédérale pour les Balkans par exemple), rapprochement franco-allemand.
En dernier lieu, Gilles Candar et
Tout au long de leur ouvrage, les deux auteurs s'attachent à mettre en évidence la richesse et l'unité de la pensée de Jaurès, ainsi que la continuité logique de son engagement politique. Le socialisme n'est pas pour lui un renoncement à la République ; au contraire, il en est l'aboutissement, la pleine réalisation. Cette évolution est clairement relatée et la nature du socialisme jaurésien longuement expliquée, éclairant par exemple le lecteur sur la grande détermination de Jaurès à voir aboutir l'unification socialiste. Plus largement, faite de combats et d'idées, la vie de Jaurès se caractérise par son idéalisme et sa profondeur morale, par une philosophie qu'il confronte jour après jour au réel, par une inébranlable foi dans le progrès de l'humanité.
Afin de donner à voir un Jaurès agissant « à la base » et « au sommet », toutes les échelles de son engagement sont mises en lumière. Aux côtés des mineurs de Carmaux ou à la tribune d'un congrès de l'Internationale, adjoint au maire de Toulouse ou député au palais Bourbon, qu'il écrive les Preuves ou dans la Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur, son horizon est sans cesse l'avènement du socialisme dans une république sociale, juste et pacifique.
Avec leur ouvrage, Gilles Candar et
Non exhaustive, cette recension souhaiterait inviter le lecteur à se plonger sans retenue dans un ouvrage foisonnant et de grande qualité. Bien écrit, clairement chapitré, doté d'un appareil critique et d'une bibliographie extrêmement fournis, il pose un jalon essentiel dans les études jaurésiennes. Traversé du début à la fin d'une réflexion fine, le Jean Jaurès de Gilles Candar et
[1] Harvey Goldberg, Jean Jaurès. La biographie du fondateur du Parti socialiste français, traduit de l’anglais par Pierre Martory, Paris, Fayard, 1970 [1962], 635 p.