Interroger, dans une perspective longue, le positionnement et le rôle des mathématiciens dans les guerres des XIXe et XXe siècles, telle était l’ambition du colloque qui s’est tenu à l’Institut des sciences de la communication du CNRS le 8 février 2012. « Des mathématiciens et des guerres : histoires de confrontations », le titre donné au colloque annonçait d’emblée son ambition de réunir des études de cas à des échelles variées (du mathématicien unique à une communauté transnationale de scientifiques) sans aspirer à une exhaustivité inenvisageable sur une période de deux siècles. De ce point de vue, cette journée adoptait une position différente et complémentaire des travaux jusqu’ici menés sur les scientifiques en guerre qui se sont largement concentrés sur un conflit unique – et en particulier sur
Dans un contexte de sollicitation de plus en plus forte des sciences mathématiques pour soutenir l’effort de guerre, à la fois pour permettre la modélisation des problèmes de balistique, de sciences de l’ingénieur ou de l’aviation, et pour gérer les ressources en hommes et en matériel en sophistiquant les méthodes statistiques, les mathématiciens ont adopté des positions variées, depuis ceux qui ont choisi de réorienter leurs recherches vers des domaines plus directement liés aux besoins militaires jusqu’à ceux qui ont refusé de mettre leur science au service de conflits meurtriers, quitte à mettre en avant leur position institutionnelle pour légitimer leur pacifisme.
Neuf contributions variant à la fois l’échelle, l’aire géographique et le conflit considéré ont permis de faire ressortir différentes postures adoptées par les mathématiciens à l’égard de la guerre, de ses moyens et de ses finalités depuis les conflits de 1848 jusqu’à la guerre du Viêt-Nam. Paradoxalement, c’est par celle sur un pays neutre que s’ouvrait le colloque : l’exposé de Luis Saraiva sur les mathématiques au Portugal entre 1936 et 1945 insistait sur la constitution d’une communauté scientifique nationale dans un contexte marqué par la dictature de Salazar et par la guerre mondiale. En soulignant le rôle d’Antonio Aniceto Monteiro (1907-1980) dans la création de
La succession de deux exposés consacrés à la personnalité de Laurent Schwartz par l’historien spécialiste de l’Indochine Pierre Journoud et l’historienne des mathématiques Anne-Sandrine Paumier a permis de remplir la deuxième vocation de ces « histoires de confrontations », celle de comparer les approches de deux disciplines à la fois très proches dans leurs sujets d’études et très éloignées par les divisions académiques : l’histoire générale et l’histoire des mathématiques. Le premier a permis d’interroger les différentes phases de l’engagement pacifiste de Laurent Schwartz face à la guerre du Viêt-Nam, en soulignant le rôle joué dans la création du comité Viêt-Nam national en 1966 et dans le tribunal Russel fondé par le philosophe pour juger symboliquement les crimes américains en Indochine. Le second a insisté sur l’utilisation faite par Schwartz de son statut de mathématicien pour fonder sa légitimité et expliquer ses actions, au Viêt-Nam, mais aussi en Algérie et dans l’ensemble de ses combats pour les droits de l’Homme.
Une place importante a été réservée à l’Italie dans ce colloque, avec pas moins de trois interventions consacrées à ce pays. D’abord celle d’Antonin Durand s’intéressant à la forme la plus directe d’implication dans un conflit militaire à travers une étude de l’engagement de mathématiciens dans les guerres d’indépendance italiennes de 1848, 1859 et 1866, qui mettait en avant le rôle fondateur de ces guerres dans la politisation des communautés mathématiques italiennes. Rossana Tazzioli présentait ensuite le rôle d’autres mathématiciens dans l’interventionnisme italien au cours de
La France faisait également l’objet d’une attention particulière, à travers deux exposés consacrés à des mathématiciens de premier plan engagés dans les débats politiques de leur temps : Paul Painlevé (1863-1933) et Jules Houël (1823-1886).
Ce colloque, tenu dans les locaux et avec le soutien de l’Institut des sciences de la communication du CNRS, a permis un dialogue approfondi sur les méthodes et les spécificités de l’histoire des mathématiciens en pointant la difficile articulation entre l’histoire des pratiques scientifiques et l’histoire de l’engagement d’hommes et de groupes dans un contexte citoyen où leur formation scientifique joue un rôle plus ou moins central. Il a fait l’objet d’un enregistrement vidéo qui est disponible sur le site de l’ISCC (http://www.iscc.cnrs.fr/) et devrait donner lieu prochainement à la publication d’actes.
[1] On songe en particulier aux travaux du groupe de travail « Mathématiques et mathématiciens autour de
[2] Voir par exemple Amy Dahan-Dalmedico et Dominique Pestre (dir.), Les sciences pour la guerre (1940-1960), Paris, Éditions de l’EHESS, 2004, qui offre plusieurs chapitres consacrés directement aux mathématiciens.
[3] Le cas de Vito Volterra a fait l’objet d’un ouvrage spécifique de Laurent Mazliak et Rossana Tazzioli sur sa correspondance avec Émile Borel, Jacques Hadamard et Émile Picard, op. cit.
[4] Une étude plus large de la place des statisticiens dans la vie politique à la fin de l’Italie libérale et pendant l’ère fasciste peut être trouvée dans Jean-Guy Prévost, A Total Science ; Statistics in Liberal and Fascist Italy, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2009.