Débuter une étude sur René Cassin (1887-1976) par une analyse des étapes de sa « panthéonisation » (le 4 octobre 1987) témoigne de l’ambiguïté en même temps que du besoin d’une telle biographie : René Cassin semble avoir été un personnage davantage commémoré qu’étudié. Pourtant, comme le montre l’ « orientation documentaire [1] » à la fin de l’ouvrage, son parcours si riche semble n’avoir suscité ni écho considérable dans l’opinion publique ni abondance de travaux : outre les ouvrages écrits par l’intéressé lui-même, l’essentiel de la bibliographie qui le concerne spécifiquement émane surtout de fidèles l’ayant connu ou s’inscrit dans le sillage d’une mémoire organisée par les pouvoirs publics. Dans l’avant-propos, Antoine Prost et Jay Winter [2] montrent à quel point la « mise à distance et en perspective [3] » de la vie de Cassin s’avère complexe pour les historiens : comment en effet dissocier l’individu René Cassin de son héritage toujours vivant grâce à ses réalisations juridiques qui font encore référence aujourd’hui (la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Cour européenne des droits de l’homme) ? Comment passer au crible de la critique historique un homme dont le « patriotisme républicain [4] » fut successivement construit sur un pacifisme qui ne fut pas synonyme de passivité face aux régimes autoritaires, sur une primauté de l’individu dans les constructions juridiques, sur une idée de la solidarité au nom d’une action publique au service de ceux qui souffrent, sur un idéal de paix et d’unité européennes garanti par les droits de l’homme ? Même si la « sympathie [5] » des auteurs pour le personnage est très présente et bien compréhensible, la construction chronologique de l’ouvrage – à l’exception de l’« ouverture [6] » et du chapitre sur le rapport de René Cassin à la judéité [7] – permet non pas de le poser d’emblée comme un visionnaire à célébrer mais comme un homme à inscrire dans la société de son temps. Le projet des auteurs est donc d’interroger ainsi son itinéraire : en quoi ce dernier est-il représentatif « [des] deuils et [des] espoirs de toute une génération [8] » ? À cette problématique, le lecteur est tenté d’ajouter une autre question qui apparaît en filigrane dans tous les chapitres : René Cassin est-il parvenu à surmonter ces « deuils » et à concrétiser ces « espoirs » ?
Il est important de saluer le souci constant des deux auteurs de contextualiser le parcours de cet expert animé d’un idéal. Spécialistes renommés de
L’expérience du pouvoir au sein de la France libre fut, selon Antoine Prost et Jay Winter, amère pour celui qui en devint le « légiste [14] » dès sa rencontre avec de Gaulle le 29 juin 1940. Demeurant un expert juridique de premier plan à l’œuvre pour faire reconnaître la France libre comme un gouvernement à part entière et en pointe dans la contestation de la légitimité constitutionnelle de Vichy, René Cassin se voit peu à peu marginaliser au sein des instances décisionnelles de la France libre au cours de
La période comprise entre 1945 et 1976 est sans doute celle qui donne le sentiment que René Cassin a « vécu en fait plusieurs vies successives et parfois parallèles [20] ». Vice-président du Conseil d’État à partir de 1944, président du conseil d’administration de l’ENA en 1946, il fut l’un des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948 et de la Constitution de la Ve République. Jalonné de distinctions, ce cursus honorum le conduira finalement au Conseil constitutionnel (à partir de 1960) et à la présidence de la Cour européenne des droits de l’homme (1965-1968). Au-delà de la volonté des auteurs de montrer comment ce haut magistrat couvert d’honneurs est demeuré un militant attaché à un idéal, l’intérêt méthodologique de ce travail est l’utilisation des textes juridiques comme sources historiques. De ce fait, le parcours de René Cassin prouve que l’on assiste au XXe siècle à une multiplication des instances productrices de normes juridiques : son activité juridique se traduit tant dans son action au sein d’institutions séculaires et des grands corps de l’État que dans sa participation à la mise en place de nouvelles instances normatives (associations, organisations supranationales, etc.). Même si les auteurs s’attachent à montrer comment il articule dans ses différentes fonctions une vision cohérente à long terme et la réponse ponctuelle à un problème précis, une interrogation demeure sous-jacente : après 1945, les réalisations de Cassin constituent-elles l’accomplissement réel des aspirations de la génération meurtrie par
Finalement, l’expression qui résume sans doute le mieux René Cassin tel que le décrivent Antoine Prost et Jay Winter est celle de « magistrature morale [21] » dont les idéaux (usage éthique du droit, dimension éducative de la puissance publique, sauvegarde d’un idéal) furent constamment mis à l’épreuve des doutes et des espérances forgés dans les sorties de guerre du XXe siècle.
[1] Antoine Prost et Jay Winter, René Cassin. René Cassin et les droits de l’homme : le projet d’une génération, Paris, Fayard, 2011. p. 413.
[2] Antoine Prost est professeur émérite à l’université Paris I. Jay Winter a longtemps été professeur à Cambridge avant d’enseigner à Yale. Antoine Prost a écrit sa thèse d’État sur les Anciens combattants : Les Anciens combattants et la société française, Paris, Presses de la FNSP, 1977, 3 volumes. Il a publié des travaux sur l’histoire de l’enseignement et du mouvement social en France. Jay Winter s’est fait connaître par ses travaux sur la société britannique dans la guerre, ainsi que la dimension mémorielle de celle-ci. Voir notamment : The Experience of World War I, London, Macmillan, 1988 ; traduction française :
[3] Antoine Prost et Jay Winter, René Cassin…, op. cit., p. 9.
[4] Ibid., p. 406.
[5] Ibid., p. 9.
[6] Ibid., p. 13-21.
[7] « Une vie juive ». Ibid., p. 359-402.
[8] Ibid., p. 10.
[9] Ibid., p. 50.
[10] Ibid., p. 52.
[11] Ibid., p. 61.
[12] Ibid., p. 118.
[13] Antoine Prost et Jay Winter, Penser
[14] Ibid., p. 143.
[15] Ibid., p. 216.
[16] Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Georges Boris. Trente ans d’influence. Blum, de Gaulle, Mendès France, Paris, Gallimard, 2010.
[17] Ibid., p. 90.
[18] Cf. Sudhir Hazareesingh, Le mythe gaullien, Paris, Gallimard, 2010.
[19]
[20] Antoine Prost et Jay Winter, René Cassin, op. cit., p. 403.
[21] Ibid., p. 50.