Rares sont les ouvrages d’histoire soviétique parus avant les années 1990-2000 qui méritent d’être réédités tels quels. La plupart ont rejoint le cimetière intellectuel des livres jamais plus ouverts, voire ont été mis discrètement au rebut par les bibliothèques et les chercheurs. Dans le communiqué de presse de La formation du système soviétique, paru en anglais en 1985, en français en 1987, et reprenant des articles échelonnés des années 1970 aux années 1980, les éditions Gallimard mettent en avant deux arguments également intéressants. Le premier est celui de la personnalité de l’auteur. L’itinéraire biographique exceptionnel de Moshe Lewin (1921-2010) mérite en effet d’être rappelé. Né à Vilnius (Wilno), seul de sa famille à être sauvé de l’extermination nazie par l’Armée rouge, il passa quatre années en Union soviétique, successivement kolkhozien, ouvrier, officier, avant de quitter la Lituanie pour la Pologne, la France, Israël, de nouveau la France où il acheva ses études d’histoire, la Grande-Bretagne, enfin les États-Unis qui lui offrirent la stabilité académique, tandis que Paris demeurait pour lui une patrie intellectuelle [1] .
« Le seul bagage dont je disposais était ma biographie », affirma Moshe Lewin : la relation entre l’œuvre des historiens du XXe siècle et leur expérience vécue, celle de
S’il est exagéré de présenter La formation du système soviétique comme « le livre qui a fondé l’histoire sociale de l’URSS », le second argument venant justifier sa réédition, à savoir qu’il s’agit d’un ouvrage de référence, est pleinement acceptable. Particulièrement dans l’essai introductif « Classes sociales et structures politiques en URSS », mais aussi dans l’ensemble de cet ouvrage, l’apport de Moshe Lewin à l’historiographie demeure fondamental. Il ne s’agit pas seulement d’un ouvrage témoin de la lutte que se livrèrent, entre la fin des années 1960 et les années 1980, écoles historiques « totalitaristes » et « révisionnistes ». Lewin apparut rapidement comme l’un des chefs de file de celle-ci, et son écriture s’affronte de manière souvent polémique aux enjeux contemporains de l’écriture de l’histoire au temps des blocs Est-Ouest. La lecture de cet ouvrage reste indispensable pour comprendre l’importance de la redécouverte de la complexité du tissu socioculturel soviétique, qu’on voyait tout à la fois « atomisé » par la pression totalitaire et uniformisé par l’idéologie.
La réflexion sur une périodisation enracinée dans la longue durée russe malgré la fascination de l’événement révolutionnaire, la prise en compte de la période de la guerre civile comme facteur clé « d’archaïsation » de la société, l’analyse de la déstructuration sociale liée à la répression et aux réformes économiques brutales des années 1930, transformant l’URSS en « immense camp de gitans nomades » (p. 329, Lewin reprend ici une expression du commissaire du peuple Ordjonikidze, suicidé en 1937) traversent tous les articles. L’actualité et l’influence de cette œuvre se lisent dans les travaux ultérieurs des historiens de la société soviétique, ainsi en France Nicolas Werth, Alain Blum, Jean-Paul Depretto, ou, dans la génération suivante, Alexandre Sumpf. Historien de la paysannerie au départ (cf. les deux premières parties de ce livre, « La vie rurale, coutumes et magie » et « Collectivisation ou autre chose ? »), Moshe Lewin fut l’un des premiers à démontrer ce que les sources officielles, la pensée des dirigeants bolcheviks sur le socialisme en Russie, les textes prescriptifs, les statistiques, mais aussi les textes juridiques, pouvaient apporter, au prix d’une lecture critique soigneuse. Depuis, l’ouverture des archives de l’État soviétique au niveau central et régional, le recours aux journaux intimes et autres « ego-documents » ont permis d’affiner les processus de décision et d’exécution, de proposer des analyses de la société soviétique précisées par thèmes ou inspirées de la micro-histoire, et d’explorer plus avant les aspects « énigmatiques » ou « irrationnels » que Lewin concédait à la politique de Staline.
Sans négliger l’importance des facteurs extérieurs et des « miroirs internationaux » (p. 30, cf. également l’important volet de son œuvre consacré à la comparaison entre nazisme et stalinisme) dans la politique intérieure soviétique, ni la comparaison avec d’autres processus d’urbanisation et d’industrialisation dans le monde, Moshe Lewin consacra beaucoup d’énergie à contribuer au débat sur la nature du stalinisme. Cette vaste controverse à la fois politique et historiographique se déploie depuis la fin des années 1920 sans être véritablement close. Dans l’essai conclusif de cet ouvrage, « Aux prises avec le stalinisme » et plus tard dans l’ouvrage Le siècle soviétique (2003), l’historien développe l’idée de la formation d’un État autoritaire, bureaucratique et policier qui bafoue le projet révolutionnaire. Sa sympathie pour la personnalité d’un Boukharine réformateur, l’analyse de l’alternance décisive entre deux modèles – le communisme de guerre, qui porte en lui l’étatisation stalinienne, et la NEP (Nouvelle politique économique), « remarquable série de compromis entre plan et marché, monopole politique et diversité politique et sociale » (p. 392) –, font de Moshe Lewin le représentant d’une génération qui ne renia jamais la justification d’une révolution portée par une volonté de modernisation économique, ni la nostalgie d’une démocratie sociale avortée en URSS.
[1] Robi Morder et Denis Paillard, « Moshe Lewin », Matériaux pour l’histoire de notre temps, Revue de l’Association des Amis de la BDIC et de la BDIC, n° 100, octobre-décembre 2010.