À considérer les expositions précédentes (« L’affaire des Templiers », « Dans l’atelier des Menus Plaisirs du roi. Spectacles, fêtes et cérémonies aux XVIIe et XVIIIe siècles », « "Le roi est mort, vive le roi." 1610 : autour de l’assassinat d’Henri IV »), l’exposition « Fichés ? Photographie et identification du Second Empire aux années soixante » tranche par ce qui peut être pris pour de l’audace. Depuis quand expose-t-on les pratiques policières ? À considérer le lieu dans lequel elle est présentée, mais sans doute est-ce là le fait du hasard du calendrier, il s’agit d’un heureux concours de circonstances puisque les Archives nationales sont menacées par la très controversée Maison d’Histoire de France et que le visiteur qui serait dans l’ignorance de ce danger en est averti à l’entrée même de l’exposition. Il peut d’ailleurs, s’il le souhaite, signer une pétition de soutien au personnel des Archives en rébellion. Il pourra également, note d’humour (un peu noir) sur le sujet, se ficher lui-même grâce à un photomaton installé à cet effet dans l’allée centrale de l’hôtel de Soubise.
On soulignera également que, quoique n’ayant pas à l’évidence bénéficié de grands moyens (scénographie minimaliste, aucun gadget interactif pour distraire les grands et petits enfants, encore moins d’effets visuels sophistiqués), l’exposition ne s’en sort pas trop mal au plan pédagogique grâce au livret distribué avec le billet d’entrée et qui est tout aussi pratique – et bien moins onéreux – que les audio-guides qui vous embastillent le crâne et les oreilles. De la sobriété, donc. Et comment faire autrement lorsqu’il s’agit de montrer des documents d’archives ? Soit. Mais pas n’importe lesquels. Venons-en maintenant au contenu.
Sont ici retracés les processus d’identification à l’aide de la photographie du fichage policier en France depuis ladite « révolution Bertillon », au milieu du XIXe siècle, jusqu’à la fin des années 1960. On sait que c’est à Alphonse Bertillon [1] , simple employé aux écritures de la préfecture de police, que l’on doit l’invention de l’anthropométrie judiciaire, c’est-à-dire le perfectionnement de la fiche de signalement grâce aux mensurations propres à chaque personne qui devaient empêcher, jusqu’à la découverte de l’ADN, de la confondre avec quelqu’un d’autre. La scénographie donne à voir une succession de pratiques d’identification qui permettent de mesurer les progrès constants de la méthode à partir de photographies qu’il faut bien dire plutôt sinistres. Car il ne s’agit pas, bien entendu, de personnages souriants, posant devant un faux décor de studio, mais de visages d’hommes et de femmes saisis pour et par le regard policier : faces et profils de criminels ou supposés tels, de prostituées, ou supposées telles, d’espion(ne)s ou supposé(e)s tel(le)s, ou encore de trafiquants de drogues et de drogué(e)s. De « petites gens » le plus souvent, (même si l’on retrouve Zola, Marie Curie, Hitler et quelques autres célébrités) qui n’ont laissé de traces que dans les archives de la justice et de
On regrettera aussi de ne pas en apprendre davantage sur l’introduction de la prise d’empreintes digitales dont on ne saura pas comment elles sont classées et conservées. Plus on se rapproche du temps présent, moins on entre dans le détail. Souvent insuffisantes, parfois absentes, les explications se contentent de commenter ce qui a été fait et l’on aurait aimé que les commissaires s’inspirent des réflexions de l’historien Carlo Ginzburg dans Mythes, traces, emblèmes (1986) et, plus récemment, Le fils et les traces (2010), pour évoquer les limites et les dérives de la méthode anthropométrique de Bertillon ici présentée dans un esprit acritique.
Hâtivement « bouclée » par les pratiques de fichage pendant le guerre d’Algérie et celles de la fin des années 1960 où est simplement évoquée la reprise des pratiques d’identification par les universités et les entreprises (pourquoi ne pas avoir parlé, par exemple, du fichage policier pratiqué en mai-juin 1968?), l’exposition nous laisse sur l’impression que le fichage appartient désormais à un passé révolu.
Ainsi conçue, elle arriverait à nous faire oublier que les archives policières ne sont pas établies pour le seul plaisir de l’administration, mais qu’elles répondent à un objectif. Or, à moins de miser seulement sur notre curiosité plus ou moins malsaine pour les criminels, les réprouvés et notre goût pour les histoires qui font peur, ce n’est pas tant la pratique du fichage qui justifiait une telle exposition que sa finalité. Et sur ce point, force est d’admettre que rien, ou presque, n’est dit. L’exposition nous fait une impression forte, mais elle ne nous éclaire guère sur la raison de l’engouement policier pour le fichage. Que signifie-t-il ? Que nous dit-il du rapport du citoyen à l’État, de son pouvoir sur nos vies ? Faute de réponses à ces questions, le visiteur devra prolonger sa visite par la lecture d’un philosophe à la fibre historienne, Michel Foucault, et ses réflexions sur le bio-pouvoir qui traversent son œuvre, pour comprendre que ficher n’est pas un acte anodin, qu’il s’agit d’une des techniques du pouvoir pour obtenir l’assujettissement des corps et le contrôle des populations. À ne pas rapporter la pratique du fichage à sa finalité et à la cantonner dans le passé, on risque tout simplement de la banaliser et d’en minimiser la portée.
[1] Fait moins connu, Bertillon s’était trompé dans l’expertise du fameux bordereau qu’il avait attribué au capitaine Dreyfus.
[2] Les commissaires de l’exposition ont repris les conclusions erronées de