On attendait cette biographie du grand sociologue Norbert Elias pour plusieurs raisons : le succès tardif de ses maîtres livres des années 1930 ne s’est dessiné qu’à partir des années 1970 et non sans aléas ; l’existence de sources nouvelles, à commencer par les abondantes archives Norbert Elias déposées à Marbach et enfin, le sociologue ayant lui-même ouvert les voies à une biographie sociologique, il était passionnant de voir sa vie confrontée à ses propres orientations. Marc Joly a mené un travail de très grande ampleur, une thèse dont la version publiée – Devenir Norbert Elias – répond largement à ces interrogations et défis. Il s’agit d’étudier ce qu’on appelle la réception de l’œuvre plutôt que cette œuvre même dont la valeur apparaît même en contrepoint. L’auteur supporte d’ailleurs mal le soupçon de relativisme qu’il croit apercevoir dans des études antérieures qui feraient l’impasse sur la grandeur de l’œuvre eliasienne. Il ne s’attarde d’ailleurs pas lui-même sur la genèse de cette œuvre dans le champ universitaire allemand de l’entre-deux-guerres. Dont acte.
L’ouvrage collectif dirigé par Alessandro Giacone et Éric Vial est le produit éditorial d’un colloque qui s’est tenu à la Cité universitaire internationale de Paris en juin 2009 et qui a été organisé par l’Istituto Nazionale per la Storia del Movimento di Liberazione in Italia (INSMLI), le Centre d’études et de documentation sur l’émigration italienne de Paris et la Maison de l’Italie, siège de la manifestation ; la Fondation Rosselli de Turin a donné son soutien à l’évènement. Représentants illustres du panthéon de l’antifascisme italien de l’entre-deux-guerres, les frères Rosselli font désormais partie de l’imaginaire historiographique international, bien qu’ils ne soient pas épargnés par les distorsions « mythologiques » qui peuvent frapper les personnalités dont la notoriété dépasse le contexte académique. C’est ce que souligne Éric Vial dans sa contribution au présent ouvrage, où il présente une liste d’inexactitudes évènementielles dans des ouvrages traitant marginalement des Rosselli. Loin de stigmatiser ces imprécisions – l’auteur avoue avoir lui-même été victime de son inattention en abordant ce sujet dans le passé –, Éric Vial montre le lien étroit entre histoire, mémoire et stéréotypes, et la difficulté que même les spécialistes peuvent avoir à le dénouer. Il n’est donc pas inopportun de rappeler quelques éléments-repères de l’histoire des frères Rosselli, tout en souhaitant, bien sûr, ne pas tomber dans le piège des faux souvenirs.
Assurément, avec ses 768 pages, ses 10 chapitres et 191 subdivisions, ses 987 noms de personnes en index et ses 1 152 références bibliographiques, voilà un ouvrage qui a l’étoffe d’une somme. Un tel volume peut pourtant sembler sous-dimensionné au vu de l’univers policier qu’envisage ce tandem éprouvé, complice et complémentaire. La multiplication des travaux rend leur entreprise fort opportune tout en la bornant à un bilan à mi-parcours puisque le chantier est loin d’être refermé. Animateur de cette dynamique dont il relaie fidèlement l’actualité sur son blog (http://politeia.over-blog.fr), Jean-Marc Berlière se garde d’ailleurs de s’aventurer sur les fronts pionniers comme la diffusion des systèmes policiers ou le colonial policing. Même restreinte à la France métropolitaine, l’histoire des polices exige une rare polyvalence elle-même dérivée de la polysémie du mot police. Placée au cœur du rapport entre l’État et la société, son histoire est indissociable de celles du pouvoir, des médias ou de la délinquance. Pour s’en tenir à l’appareil policier chargé de cette fonction de régulation, c’est à la fois un instrument de pouvoir, un service public et une profession qu’il convient d’étudier.
Co-organisé par plusieurs centres de recherche, le colloque sur « les socialistes d’Épinay au Panthéon. Une décennie d’exception » s’est déroulé sur deux jours (17 et 18 novembre 2011) : la première journée de travaux s’est tenue au Centre d’histoire du XXe siècle (université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne), tandis que la deuxième a eu lieu au Centre d’histoire de Sciences Po. Il fait suite au colloque de mai 2011, qui avait été organisé par le Centre d’histoire de Sciences Po à l’occasion du trentième anniversaire de la victoire socialiste aux élections présidentielles de 1981. Optant pour un regard moins ciblé sur les arguments classiques dans l’étude de l’histoire du Parti socialiste (PS) – le programme commun, le rapport avec le PCF, la géographie des courants internes –, le colloque de novembre 2011 s’est penché davantage sur une analyse des aspects multiformes qui ont marqué l’évolution du parti entre les années 1960 et 1980. Le programme des travaux a vu la participation d’une vingtaine d’intervenants, des universitaires confirmés ainsi que des jeunes chercheurs et des doctorants, et il a été structuré sur quatre séances thématiques : « Un parti pour la conquête du pouvoir » ; « Le parti socialiste et les autres » ; « Un parti pour changer la vie ? » ; « Entre l’utopie et le réel : les programmes et les idées ».
Alors que la bibliographie disponible sur
D’abord publié aux éditions de l’université de Princeton, en 2010, l’ouvrage co-rédigé par Jane Burbank et Frederick Cooper a été très vite traduit en français, langue dans laquelle il a déjà trouvé un public, qui ira sans doute en s’étoffant. Tout cela est mérité.
On pourra tout d’abord saluer la chose encore assez rare dans les milieux académiques consistant à écrire un ouvrage à deux. Essais individuels et ouvrages collectifs sont légion. La coopération de deux spécialistes (l’un, ici, de l’Afrique, l’autre de l’Europe orientale) est beaucoup plus rare. Burbank et Cooper se complètent admirablement. Et l’ensemble est parfaitement homogène, à la fois dans la forme et sur le fond.
Aux États-Unis,
« Immense a été l’écho porté de l’œuvre de Taine. Philosophe, critique, historien, il demeure l’une des figures les plus marquantes de l’histoire de la pensée en France » écrit Jean-Paul Cointet en introduction à sa biographie. Néanmoins, le personnage n’a pas la même notoriété dans la famille libérale conservatrice que son ainé de vingt-trois ans Alexis de Tocqueville, membre du parti de l’Ordre ou que François Guizot qui a parrainé sa carrière et dont le gendre Cornelis de Witt fut son ami. Le nom de Taine est souvent associé à celui de Renan, son contemporain, présent à son mariage avec Thérèse Denuelle en juin 1868 et voisin à Boringe, sur les bords du lac d’Annecy où Taine possède une propriété mais les deux hommes, souvent en rivalité pour des honneurs tels que l’entrée à l’Académie en 1878, ne s’apprécient pas vraiment. La popularité de Renan est bien plus forte que celle de Taine peut-être aussi parce que le premier a su mieux cultiver son image par la fréquentation des journalistes et son goût pour les mondanités alors que le second, homme de labeur, est plus replié sur lui-même. Au personnage de Taine est associée l’image d’un auteur réactionnaire dont l’héritage a pu être revendiqué par Barrès ou Maurras. Les quelques pages sur l’historiographie de Taine placées en fin d’ouvrage soulignent une reprise d’intérêt toute relative dans les années 1970 avec la parution de l’ouvrage de Colin Evans, Taine. Essai de biographie intérieure. Taine demeure encore assez peu connu et c’est peut-être ce qui a stimulé Jean-Paul Cointet.
Interroger, dans une perspective longue, le positionnement et le rôle des mathématiciens dans les guerres des XIXe et XXe siècles, telle était l’ambition du colloque qui s’est tenu à l’Institut des sciences de la communication du CNRS le 8 février 2012. « Des mathématiciens et des guerres : histoires de confrontations », le titre donné au colloque annonçait d’emblée son ambition de réunir des études de cas à des échelles variées (du mathématicien unique à une communauté transnationale de scientifiques) sans aspirer à une exhaustivité inenvisageable sur une période de deux siècles. De ce point de vue, cette journée adoptait une position différente et complémentaire des travaux jusqu’ici menés sur les scientifiques en guerre qui se sont largement concentrés sur un conflit unique – et en particulier sur
Au fur et à mesure que le XXe siècle s’éloigne et que, en son sein, la période antérieure aux années 1960 devient mécaniquement encore plus lointaine, la discipline historique peut et doit, à leur propos, se lester d’anthropologie. Si, ainsi formulé, le constat peut surprendre, il est, en fait, parfaitement logique. Une démarche d’anthropologie historique, en effet, est fondée sur le principe d’étrangeté : on ne peut la mettre en œuvre que sur des groupes humains qui sont littéralement étrangers au chercheur par la distance géographique – c’est le cas le plus fréquent – ou chronologique. Dans ce dernier cas, l’écoulement du temps fait qu’à un moment donné, c’est la société même du chercheur qui lui devient suffisamment lointaine pour qu’il puisse adopter à son propos un protocole anthropologique. En d’autres termes, c’est ici l’éloignement du temps qui crée la distance, elle-même génératrice de l’étrangeté qui sied. Cela étant, généralement seule l’épaisseur chronologique multiséculaire met la communauté nationale à laquelle appartient le chercheur suffisamment à distance pour que celle-ci, dans sa version antérieure, devienne pour lui un « monde que nous avons perdu ». Une telle formule, que l’historien Peter Laslett appliquait dans les années l1960 au monde britannique pré-industriel, résume bien le protocole anthropologique quand il est créé par l’écoulement du temps et non par la distance géographique. Pour autant, un tel écoulement générateur d’éloignement est forcément variable dans son amplitude, et c’est là que nous retrouvons le XXe siècle d’avant les années 1970. À partir de la décennie précédente s’enclenche en France une mutation telle que la France du premier XXe siècle est vite devenue, en raison d’un tel basculement socioculturel, un monde que nous avons perdu. Il est donc des moments, dans l’histoire des communautés nationales, où l’écoulement du temps se fait au carré et où une telle accélération confère donc une distance elle aussi au carré.