« L’adieu aux armes de Lucie Aubrac » (Libération), « Hommage solennel de la nation à Lucie Aubrac » (Le Monde), deux titres parmi d’autres dans la presse au lendemain de la cérémonie aux Invalides le 21 mars 2007… L’annonce du décès de Lucie Aubrac (née Bernard) le 14 mars 2007 a donné lieu à tant d’hommages unanimes en France et à l’étranger qu’il s’avère difficile, même lorsque l’on a eu la chance de travailler avec elle pendant un an pour un projet éditorial, d’apporter un éclairage original.
Pourquoi cette émotion ? Parce que c’était elle, avec cette évasion réussie de Raymond son mari, parce qu’elle était une oratrice hors pair, capable de relier le passé au présent ‑ « résister se conjugue toujours au présent », aimait-elle à dire ‑, parce qu’elle fut, au fil de ses interventions, entendue et vue par 200 000 personnes dans d’innombrables établissements scolaires… Parce que les résistants, illustres ou méconnus, sont de moins en moins nombreux, et qu’une page se tourne. Parce que les grandes étapes de sa vie sont devenues familières à un public assez large.
Issue d’un milieu modeste de vignerons mâconnais, Lucie Aubrac monta seule à Paris où elle mena de front études, activités salariées diverses et militantisme aux jeunesses communistes. Sur ses relations avec le parti communiste, et Marty, elle conservait volontairement une certaine retenue, ayant reconnu en 1996 un départ annulé pour une école de cadres à Moscou. Très consciente de l’enjeu lié à l’ouverture des archives soviétiques, offertes à une utilisation polymorphe et à de possibles manipulations, Lucie Aubrac ménageait (en public en tout cas) toujours un peu le parti communiste français. Sur le système stalinien, ses critiques après les années 1960 avaient été explicites mais toujours nuancées, en contrepoint, par le rôle de certains communistes dans la résistance.
Agrégée d’histoire, nommée à Strasbourg en 1939, elle se rendit comme touriste dans l’Allemagne nazie, et envisagea de partir étudier aux États-Unis avec une bourse. C’est en préparant ce départ qu’elle rencontra Raymond Samuel, de deux ans son cadet, ingénieur, qui rentrait des États-Unis.
Leur couple, officialisé par leur mariage le 14 décembre 1939, Lucie Aubrac et Raymond, plus secret, le voyaient comme une formidable histoire d’amour, faite de combats, d’épreuves diverses, et de solidarité. Lucie Aubrac aimait parfois à confier que ce ne devait pas être tous les jours facile pour ses enfants d’avoir de tels parents.
À l’automne 1940, Lucie et Raymond Aubrac fondèrent avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie et d’autres camarades le mouvement Libération sud. La trahison de Caluire en juin 1943 qui permit l’arrestation de Jean Moulin, de Raymond et d’autres résistants, est entrée dans la mythologie, et l’évasion que Lucie Aubrac organisa le 21 octobre 1941 a nourri plusieurs récits, films et œuvres de fiction…
Au sortir de la guerre, Lucie Aubrac tenta le journalisme, peut-être un de ses regrets fut-il l’échec politique et financier de Privilèges de femmes, modèle d’une presse féminine engagée et moderne. Sur son court mandat de parlementaire, elle avouait, en privé, s’être ennuyée à mourir avec tous ces hommes imbus de leur pouvoir. Elle se réjouit donc de reprendre une vie d’enseignante, en France et à l’étranger où elle suivit son mari (Maroc, Italie, États-Unis). Ce n’est qu’en 1975 que le couple revint vivre en France, se partageant entre leur appartement du 13ème arrondissement, quartier de toujours de Lucie à Paris proche de la rue Mouffetard, et la maison de vacances des Cévennes.
L’enseignante se mua en conférencière militante, enchaînant les causeries avec des publics des plus variés. Son récit (dicté car elle perdit l’essentiel de sa vue en 1983), Ils partiront dans l’ivresse (Paris, Seuil, 1995), la médiatisa mais elle refusa de nombreuses propositions attractives sur le plan commercial. Ce n’est que sollicitée par un jeune éditeur qu’elle accepta en 1996, en réponse à un livre calomnieux dont l’auteur fut condamné pour diffamation, de publier un livre d’entretiens (Cette exigeante liberté. Entretiens avec Corinne Bouchoux, L’Archipel, 1997) afin d’y livrer sous la forme orale (plus sincère que toujours précise et elle l’assumait pleinement) ses souvenirs. Seulement 1/10ème des cassettes fut utilisé. Restent aussi des centaines de lettres, car Lucie Aubrac était une conteuse épistolière dans l’âme, très active pendant sa période d’expatriation, entre 1950 et 1975. Gageons que Raymond Aubrac et sa famille auront à cœur de préserver ces archives privées très pertinentes sur les évolutions sociales, économiques, culturelles et politiques de l’après-guerre. En revanche, sur sa vie privée, Lucie Aubrac souhaitait conserver une grande discrétion. Ces écrits gagneraient à être étudiés et mériteraient, avec l’accord de sa famille, une publication. Car si Lucie Aubrac fut une conteuse de l’histoire de la résistance, elle fut aussi une militante poly-active, et une chroniqueuse hors pair de ses longs séjours et voyages à l’étranger. Lucie Aubrac épistolière, voyageuse : il y a encore du travail pour les historiens, dans le respect pour celles et ceux qui ont risqué leur vie pour la France et la liberté...
Corinne Bouchoux